Hanan El-Cheikh, La Danse du paon, traduit de l’Arabe (Liban) par Khaled Osman, Actes Sud, 02/10/2024, 344 pages, 23€.
Hanan El-Cheikh, plume incontournable de la littérature arabe contemporaine, explore avec audace les réalités complexes des vies arabes, notamment celles des femmes, confrontées à un monde en perpétuelle mutation. La Danse du paon met en scène les retrouvailles douloureuses de Yasmine, une Libanaise installée en France, et de son neveu Rica, réfugié en Allemagne après une errance africaine et une fuite du Liban, pour explorer les thèmes de la migration, de la quête identitaire et de la fragilité des liens familiaux. À travers les destins croisés de Rica, Yasmine et Naji, le roman dépeint avec une émotion vibrante la lutte de chaque personnage pour s’épanouir dans un environnement où il se sent étranger, tiraillé entre ses racines et son exil, hanté par un passé omniprésent.
Fragments d'identité : la quête de soi entre déracinement et souvenirs
Le périple de Rica, dépeint par la plume de Hanan El-Cheikh, transcende la simple narration biographique pour devenir l’allégorie vibrante d’un exil multiforme, aussi géographique qu’intérieur. Du Liban à l’Afrique, puis vers les terres germaniques, son itinéraire dessine la trajectoire tortueuse d’une âme en quête d’apaisement, fuyant le poids d’un passé dont les spectres le hantent sans relâche. Dans cette errance perpétuelle, il s’égare, se morcelle, tentant vainement de se reconstruire, de recoller les fragments d’une identité dispersée par les vents contraires du destin. L’écriture d’Hanan El-Cheikh, toute en nuances et en silences éloquents, se fait l’écho de cette profonde déchirure, de cette impossible réconciliation avec soi-même dans un monde qui semble conspirer à la fragmentation.
Rica, tel un funambule sur le fil ténu de l’existence, oscille entre deux mondes, deux temporalités qui se superposent et s’entrechoquent. D’un côté, l’Afrique, berceau originel et mirage inaccessible, résonne comme le paradis perdu de l’enfance, un havre de paix révolu, peuplé des figures tutélaires de ses parents, et imprégné d’une insouciance à jamais envolée. De l’autre, l’Europe, terre d’accueil illusoire, se révèle un espace d’attente hostile, un purgatoire où l’étranger erre, confronté à la froideur d’un monde qui lui refuse l’appartenance. Même lorsqu’il regagne le continent africain, ce retour aux sources tant espéré se métamorphose en désillusion amère. L’Afrique, loin d’être le refuge rêvé, devient le symbole même de l’inatteignable, de l’irrémédiable perte.
L’Allemagne, avec ses murs gris et impersonnels, ses centres d’accueil pour réfugiés, incarne la dure réalité de l’exil. Ces lieux de transit, où s’entassent les espoirs déchus et les destins brisés, se transforment en prisons symboliques, miroirs d’une quête identitaire inaboutie. Rica, prisonnier de cette errance sans fin, se heurte sans cesse aux frontières, tant physiques que métaphoriques, que les sociétés dressent entre « eux » et « nous », entre l’autochtone et l’étranger. Son exil, loin d’être une simple migration géographique, devient une métaphore puissante de la condition humaine, de cette éternelle quête de sens dans un monde fragmenté et indifférent. La solitude de Rica, son incapacité à s’ancrer, à trouver sa place, résonne comme un cri silencieux, un témoignage poignant de la souffrance infligée par le déracinement et l’exclusion. L’œuvre d’Hanan El-Cheikh, à travers le destin tragique de Rica, nous invite à une réflexion profonde sur la complexité de l’identité et sur les défis que pose l’exil dans un monde de plus en plus globalisé, mais paradoxalement de plus en plus cloisonné.
Comment appartenir à une nouvelle patrie quand le sol d’origine est à jamais perdu et que le sol d’accueil se refuse à vous ? Une problématique si contemporaine ! Cette quête identitaire est d’autant plus complexe que Rica doit composer avec des souvenirs fragmentés, des attachements multiples, et des ruptures qui l’ont profondément marqué. Son errance en Allemagne est teintée d’une désillusion où les murs gris des centres d’accueil de réfugiés deviennent les symboles de cette quête de soi inaboutie.
Les retrouvailles familiales comme métaphore de la fracture sociale
Les retrouvailles entre Yasmine et Rica, son neveu et ancien compagnon de jeu de son fils Naji qui se réfugie dans la drogue et le rap, dépassent la simple réunion familiale pour se charger d’une symbolique puissante, révélant les fractures profondes, individuelles et collectives, qui lacèrent les âmes marquées par l’exil. La toxicomanie chez les jeunes, abordée à travers Naji, est présentée de façon crue et poignante. Le roman ne cède jamais à la tentation de juger, mais s’attache plutôt à explorer les causes profondes de ce mal-être : la sensation de ne pas être à sa place, de ne pas trouver sa voie, de vivre dans un monde où chaque pas semble précaire, où chaque réponse apporte de nouvelles interrogations. Il y a dans le langage une lenteur, une sorte de mélancolie diffuse qui vient capturer la désolation de l’exil et la beauté des moments d’accalmie. Les phrases sont parfois longues, sinueuses, laissant de la place à la réflexion, à l’épanouissement de la pensée. L’auteure choisit d’entrelacer les dialogues avec les introspections, les détails du quotidien avec les souvenirs, afin de souligner l’inextricable lien entre passé et présent. La complexité des rapports de ces trois êtres en souffrance, tissée d’amour, de regrets et d’incompréhensions, offre un aperçu des blessures indélébiles de l’exil et de la fragilité des liens familiaux mis à l’épreuve par l’éloignement et le poids du passé. Hanan El-Cheikh déploie ici son talent pour dépeindre les interactions humaines avec une vérité bouleversante. Elle exploite la gestuelle, les expressions fugaces, les regards évités pour construire une narration où chaque silence est aussi écrasant que les mots prononcés. « Rica cachait combien il était déçu de l’attitude de sa tante, qui, malgré le passage des ans, n’avait jamais varié dans sa façon de le percevoir : à ses yeux, il n’était qu’un type noir de peau et rien de plus, et elle le traitait de ‘grand diable’« . Les fractures familiales font écho aux fractures plus larges de la société libanaise et du monde arabe, marquées par l’exil, la division et les conflits politiques. « Leur âme est triste comme la cendre sachant que les Blancs et puis les Noirs et puis les Jaunes et puis les Rouges qui sont venus vivre ici ont laissé leur cœur là-bas, dans leur pays, là où ils ont respiré l’oxygène des utérus de leurs mères. » La rencontre entre Yasmine et Rica symbolise ces distances imposées par l’histoire et la politique, transformant les liens du sang en lignes de fracture. Leurs retrouvailles et leur départ pour le Sud de la France, offrent néanmoins une lueur d’espoir, une volonté commune de se retrouver, même si les blessures du passé rendent la réconciliation difficile. Leurs interactions reflètent les tentatives, souvent infructueuses, de nombreuses familles dispersées à travers le monde arabe, cherchant à maintenir une unité malgré la distance et la douleur.
Mémoire et perte : La fragilité du souvenir face à l'exil
La mémoire, omniprésente dans La Danse du paon, est à la fois un pont et un obstacle : « L’être humain doit garder à l’esprit que le moment qu’il est en train de vivre, il le revivra une seconde fois quand celui-ci lui reviendra plus tard en mémoire, aussi doit-il en agrémenter l’amertume et la tristesse au moyen d’un peu de tendresse et de charme, exactement comme on rajoute du sucre à un café. » Pour les personnages d’Hanan El-Cheikh, explorer le passé est une entreprise périlleuse, un chemin tortueux semé d’embûches, où il faut non seulement affronter les traumatismes enfouis, mais aussi la réalité crue des pertes et des absences qui hantent le présent. Yasmine et Rica, unis par le sang mais séparés par les circonstances, tentent chacun à leur manière de retrouver une continuité émotionnelle avec ce qui a été. Leurs approches divergent radicalement : Yasmine manifeste une volonté tenace de reconstruction, de résilience face à l’adversité, tandis que Rica semble prisonnier d’une mémoire fragmentée, disloquée, où chaque éclat de souvenir le renvoie à la détresse. Avec une grande finesse psychologique, l’auteure explore la difficile conciliation entre mémoire individuelle et mémoire collective. L’exil, en effet, ne se limite pas à un éloignement géographique ; il implique un arrachement brutal aux récits partagés, aux souvenirs communs qui forgent l’identité d’une communauté. Yasmine, malgré cet arrachement, s’efforce de se rattacher à ces récits, de garder vivante la flamme du passé collectif, tandis que Rica semble vouloir s’en détacher, les effacer de sa mémoire. Dans ce contexte, la carte postale envoyée par Rica, parvenue miraculeusement à Yasmine après tant d’années, acquiert une dimension symbolique forte. Elle représente une tentative timide, presque désespérée, de reconnecter deux passés qui s’étaient éloignés, un fil fragile reliant deux continents, deux vies désormais radicalement différentes. La carte postale, comme les reliques accumulées dans sa chambre, sont les fragiles remparts d’une mémoire blessée contre l’océan de l’oubli, chaque objet insignifiant vibrant du poids immense d’une vie passée que Rica tente désespérément de préserver du naufrage : « La maison de mon enfance vit dans mes souvenirs bien qu’elle ait été démolie, et j’ai gardé en moi les mosaïques qui couvraient le sol de ma chambre à coucher. Même les voisins d’alors reviennent vivre avec moi dès que je pense à eux, y compris ceux que la mort a rattrapés.«
Au lieu de chercher à apporter une conclusion définitive, Hanan El-Cheikh laisse son lecteur avec des questions ouvertes, des moments suspendus. Cette indétermination fait la force du roman : elle nous rappelle que la quête identitaire n’est jamais achevée, que la danse continue, encore et toujours, même lorsque les plumes du paon se replient…
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