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Karine Tuil, La décision, Folio, 02/02/2023, 1 vol. (336 p.) ; 18 x 11 cm, 8,70 €

Alma Revel, 49 ans, est juge d’instruction du pôle antiterroriste depuis 2009. Après avoir débuté sa carrière en tant que juge pour enfants à Bobigny, un « poste d’observation tragique, celle qui se définit comme une juge rouge rejoint l’antiterrorisme dans l’espoir de faire triompher l’humanité sur la barbarie. Sans naïveté ni idéalisme.

Au-delà de l'aspect coercitif, il y a quelque chose de fascinant dans mon activité : juge, ça vous plonge dans les abysses de la nature humaine, les gens se mettent dans des situations terribles, et moi, j'accompagne ces humanités tragiques.

L’action du roman se déroule en mai 2016, quelques mois après la vague d’attentats islamistes qui a ensanglanté la France. Une période sombre marquée aussi par la présence « sur zone » – à savoir en Syrie – de plus d’un millier de Français, partis dans l’espoir de soutenir les populations opprimées ou rejoindre les rangs de groupes djihadistes comme l’État islamique (EI). Certains n’y ont séjourné que quelques jours. Une parenthèse suffisamment trouble pour faire peser sur eux le soupçon tenace d’appartenance à une organisation terroriste, pour les accabler du poids irrémédiable de la culpabilité. Magistrate expérimentée, humaniste convaincue (« C’étaient toujours des instants très éprouvants, où l’on touchait au cœur de la condition humaine »), Alma doit se prononcer sur le dossier Kacem. Celui d’un jeune couple, Abdeljalil Kacem et Sonia Dos Santos, ayant séjourné quelques jours en Syrie fin 2014, peu avant la tuerie de Charlie Hebdo.

Qu’est-ce qu’une bonne décision ?

Guidée par l’obsession de rendre une décision juste (« C’est une torture mentale : est-ce que je prends la bonne décision ? Et qu’est-ce qu’une bonne décision ? Bonne pour qui ? Le mis en examen ? La société ? Ma conscience ? « ), Alma tâche de comprendre les motivations profondes du couple, d’identifier leurs éventuelles failles psychologiques, idéologiques ou identitaires, de sonder leur âme afin de déterminer si Abdeljalil ou Sonia représentent une menace pour la société. Selon les éléments dont elle dispose, Abdeljalil aurait été instrumentalisé à la mosquée par Farid Yahiaoui, un recruteur de l’EI défavorablement connu des services de renseignement. Les écoutes téléphoniques, ainsi que les comptes rendus d’audition, ne lui donnent que des indications parcellaires, difficilement exploitables pour se forger une intime conviction. Alors, Alma échange non sans passion avec ses collègues du pôle antiterroriste, plonge dans le passé des mis en cause, s’intéresse à leurs parcours de vie, pour mieux « comprendre l’histoire que ça raconte derrière, des jeunes qui ont des parcours difficiles, qui ont fait des erreurs et qui réclament le droit à la rédemption ».

Une harassante quête de vérité

Dans cette exigeante et harassante quête de vérité, qui fait peser sur elle une lourde responsabilité (« Je veux qu’on sache les nuits d’insomnie, le sentiment de défaite, l’impossibilité parfois de maîtriser ses émotions – ce moment où l’on pleure en cachette dans son bureau ou dans les toilettes du Palais en se répétant que ce métier exige trop de nous » ), Alma se perd. Car, par-delà la décision qu’elle doit prendre dans le dossier Kacem, elle est confrontée à un autre dilemme, plus intime, qui la ronge et risque d’altérer son discernement. Mariée depuis vingt ans à Ezra Halevi, un ancien prix Goncourt ayant délaissé la littérature pour se plonger dans la religion juive et dont le comportement immature l’exaspère, elle entretient une liaison avec Emmanuel Forest, l’avocat qui défend les mis en examen. Avec Ezra, elle a eu trois enfants qu’elle aime de tout son être, Milena et les jumeaux Elie et Marie, issus d’un éprouvant processus de fécondation in vitro. La situation personnelle d’Alma est d’autant plus compliquée que sa fille aînée, Milena, file le parfait amour avec Ali Arezki, renvoyant ainsi son mariage « à sa gangue de désillusions ». À la décision qu’elle doit rendre dans le dossier Kacem s’ajoutent d’une part celle de poursuivre sa relation avec l’avocat de la défense – qui provoque « l’irruption de la tendresse dans le chaos » mais crée de facto un conflit d’intérêts – et d’autre part celle de divorcer d’un homme qu’elle semble ne plus respecter. Des choix qui feraient voler en éclats son environnement familial et tout ce qu’elle a bâti.

Un roman sur les dilemmes de la nature humaine

La décision est un roman intelligent qui plonge le lecteur dans l’âme d’Alma. Le récit de Karine Tuil ne sombre pas dans la transposition fictionnelle un peu facile de faits divers à sensation ; il se nourrit plutôt de ces faits de société pour dépeindre les dilemmes, les questionnements, les doutes, les failles et les faiblesses d’une femme non pas exceptionnelle, mais intrinsèquement, profondément, définitivement humaine. Si le roman est bien documenté et dépeint avec précision le processus de radicalisation ou les stratégies de recrutement déployées par les organisations djihadistes, le propos central est plus large, plus universel. Karine Tuil offre au lecteur une immersion saisissante dans les ressorts intimes qui conduisent un individu à rendre une décision et à en assumer, ou pas, les conséquences, car, en définitive, « rendre une décision injuste, c’est ce qu’il y a de pire« .

Image de Chroniqueur : Florian Benoit

Chroniqueur : Florian Benoit

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