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Albert Montagne, Les Alices aux pays des cauchemars : de Walt Disney à Marilyn Manson, L’Harmattan, Paris, Mai 2023, 255p., 26 €.

Alice au pays des merveilles, de Lewis Carroll, a exercé une influence considérable sur la littérature, le cinéma, et même la télévision, avec en particulier Alice in Borderland, série japonaise de science-fiction. Parmi les multitudes d’adaptations, Albert Montagne, docteur en cinéma et spécialiste de la censure, en a analysé un certain nombre, qui témoignent de l’extrême richesse de l’œuvre-source. Psychologiques, érotiques, philosophiques, rock ou maçonniques, ces dérivés du roman d’origine en déclinent les diverses facettes.

Dès les origines, une vision qui oscille entre rêve et cauchemar

Le monde imaginé par Lewis Carroll a fasciné dès ses origines le cinéma, tourné vers le fantastique et le merveilleux. Dès 1903, Cecil Hepworth, de l’école de Brighton, et Percy Stone adaptent le roman de Lewis Carroll cinq ans après le décès de l’écrivain. Ce film sera suivi de multiples adaptations, dont l’une, réalisée par David Fleischer, sous le titre Betty au Blunderland, donne à Alice les traits de Betty Boop,  la mutine héroïne de films d’animation. Mais à côté de la dimension de rêve intervient celle, plus sombre et mortifère, de cauchemar qui confère à l’univers d’Alice un caractère inquiétant souvent occulté, déjà présent chez Lewis Carroll, en particulier dans un récit antérieur, Les aventures d’Alice sous terre, qui se déroule dans un lieu terrifiant, peuplé de monstres. Cet aspect se retrouve dans diverses adaptations, jusque dans Resident Evil une série de dystopies d’horreur réalisées par Paul William Scott Anderson.

Réinterpréter la vision disneyenne

Alice au pays des merveilles, du réalisateur américain, met l’accent sur le parcours initiatique du personnage éponyme, et les interprétations qu’il suscite. La symbolique de la chenille, à l’aspect phallique, se muant en papillon, la confrontation entre le lapin blanc, emblème du passeur, qui entraîne Alice vers l’Autre Monde, du Lièvre de Mars, inspiré par une expression anglaise, qui représente la folie, et la présence du Chapelier fou, renvoient au désir, et parfois même à l’acte sexuel. Les différentes figures qui hantent le récit, analysées par Albert Montagne, font émerger une dimension érotique qui côtoie l’absurde, le non-sens, la folie des mots.

De Roman Polanski à Claude Chabrol

Dans What ? le cinéaste polonais s’efforce, après la mort de son épouse Sharon Tate, à l’instigation de Charles Manson, en 1969, et les difficultés de son film Macbeth,  d’échapper à ses soucis en tournant une comédie érotique, dans le contexte de la libération sexuelle des années 1968. Dans cette version fantasmée d’Alice, aux accents de comédie absurde, Nancy, l’héroïne, se retrouve, après avoir échappé à un triple viol, dans un monde peuplé d’obsédés. Le film s’attache à renouveler le bestiaire de Lewis Carroll par un jeu de métaphores et de symboles animaliers, qui renvoie tout à la fois à Eros et à Thanatos. On retrouve également le miroir, indissociable du texte originel, ou l’absurde tea-party, mais aussi le jeu sur un langage parfois incompréhensible, les questions que se pose Nancy, partagée entre rêve et cauchemar, et cet étonnant substitut de la reine de cœur, Noblart, dont la mort rappelle celle de Charles Foster Keane, citation du film d’Orson Welles.
Averti par un carton évoquant le cinéma muet, le spectateur de Black Moon, de Louis Malle, est invité à se laisser entraîner dans un univers étrange et fantastique, inquiétant conte de fées surréaliste, où se déploie un bestiaire hérité de Lewis Carroll, les animaux, en lien avec la mort, surpassant les humains en nombre. Dans ce bestiaire se côtoient des animaux domestiques, sauvages ou féériques, comme cette licorne naine à l’aspect repoussant, qui confèrent au film son caractère insolite. La Mort y apparaît aussi, incarnée par une trinité composée d’une femme âgée, et d’un couple formé par un jeune homme et une jeune femme. Références au Chien andalou, de Buñuel, ou à l’univers de Cocteau, avec cette radio qui permet à la Mort de communiquer avec ses acolytes, le film offre une vision de l’enfer, tout en se plaçant sous l’égide d’Eros et Thanatos. Comme celui de Polanski, il a donné lieu à une réception mitigée à l’époque de sa sortie, mais n’en demeure pas moins représentatif des variations autour du thème d’Alice.
Alice ou la dernière fugue, de Claude Chabrol, constitue une œuvre méconnue, dans laquelle Sylvia Kristel prête ses traits à une Alice devenue adulte, qui, en tentant de fuir la réalité, et de s’émanciper en fuyant son mari, se retrouve au pays des cauchemars. Prisonnière d’une propriété fermée par plusieurs enceintes, elle ne parvient, au cours de ses diverses tentatives d’évasion, qu’à revenir sur ses pas. La figure d’un oiseau en cage intervient de façon ambigüe : s’agit-il d’un ange exterminateur ou du reflet de son propre statut que le film renvoie à Alice ? Dans cet univers labyrinthique, elle se confronte à des jeux imposés par la Mort, en particulier les échecs. Un banquet funèbre, ponctué par des danses macabres, remplace ici l’invitation à prendre le thé. Dans la maison de la Mort, érigée en prison, le temps s’est arrêté. Le film multiplie les références au cinéma, tout en privilégiant l’univers coctalien, de La Belle et la Bête à Orphée.

Alice et l’Espagne franquiste

Alice dans l’Espagne des merveilles, Jordi Feliu, 1978 : ce titre ironique donne le ton. Le film de Jordi Feliu constitue un versant politique et engagé de la série des Alice, que l’on retrouve plus tard avec Le labyrinthe de Pan de Guillermo del Toro. Il confronte le spectateur à un monde parallèle, qui évoque l’Espagne franquiste(1936-1975), autour de laquelle gravitent des puissances capitalistes. Ici, la substitution au lapin blanc d’une lapine noire alerte le spectateur, et rappelle que la répression sexuelle de l’époque incitait les Espagnols à se déplacer en masse à l’étranger pour consommer des films érotiques. Le conte de fées se mue en film pour adultes, où les fillettes esseulées deviennent la proie d’hommes âgés et puissants. La descente aux enfers d’Alice renvoie à celle de l’Espagne républicaine, son assignation au tribunal rappelant la condamnation de celle-ci par le franquisme. Le film se livre à une violente critique des institutions au pouvoir.
Le labyrinthe de Pan qui reprend cette dimension politique, apparaît comme la version la plus terrifiante d’Alice au Pays des Merveilles. Dans le contexte de la guerre civile espagnole le capitaine Vidal rêve d’exterminer les Rouges. Sa femme Carmen symbolise l’Espagne sous la tutelle franquiste. Le présent et le futur s’incarnent dans les personnages de leurs enfants, Ofelia et son frère. On retrouve ici le blocage du temps par la dictature avec la montre de Vidal, et la question du monstrueux que posent les figures inquiétantes rencontrées par Ofelia.

Le livre d’Albert Montagne, qui analyse d’autres représentations d’Alice, parfois poétiques, comme celles de Svankmajer, ou gothiques (Tim Burton), confronte le lecteur à des versions cyberpunk (Matrix) ou encore rock (Marilyn Manson). Il montre la richesse et la diversité, inhérentes au texte de l’auteur anglais, qui a suscité une prodigieuse descendance. Très agréable à lire, il s’adresse aussi bien aux amateurs de littérature que de cinéma, et explore, avec autant de passion que de conviction, des films connus ou inconnus.
Un propos tant érudit qu’original, qui revisite les multiples liens entre littérature et cinéma, et suscite le désir de voir, ou de revoir, les films composant son corpus.

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Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

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