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Michel Wieviorka, La dernière histoire juive : âge d’or et déclin de l’humour juif, Denoël, 01/11/2023, 1 vol. (183 p.), 18€.

Un maître sociologue ausculte l’âme juive

C’est par un insolite trait d’esprit qu’est campé le décor du dernier essai de Michel Wieviorka, figure tutélaire de la sociologie française contemporaine. Avec La dernière histoire juive chez Denoël, le directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales poursuit son exploration méticuleuse des failles et tensions de la société hexagonale. Cette fois, c’est à l’humour si singulier des Juifs de France qu’il a décidé de s’intéresser.
Au fil des pages limpides de ce court essai, Michel Wieviorka nous entraîne avec délectation dans l’univers décalé des histoires juives, peuplé de raisonnements spécieux, de situations abracadabrantesques et autres contre-vérités salvatrices. Loin de n’être qu’un simple passe-temps, l’auteur nous rappelle combien cet humour plonge ses racines dans les affres de l’errance et la hantise multiséculaire de l’anéantissement qui innerve l’imaginaire collectif du peuple élu. Manière de conjurer par le rire le tragique de la condition juive, l’humour juif a valeur d’arme fatale : en inversant fictivement le cours du malheur, il aide les siens à supporter leur funeste destinée.

Un baume au cœur des temps désespérés

Ainsi, lorsque le truculent narrateur d’une histoire juive tire d’une situation anodine des trésors d’invraisemblance, lorsqu’il tourne en dérision avec autodérision les figures et pesanteurs de la judéité, il offre une échappatoire bienvenue à un auditoire hanté par le spectre de la destruction.
C’est le cas par exemple de l’histoire de la montre, où Moshe se désole auprès du rabbin du vol de sa précieuse montre à gousset. Ce dernier lui suggère alors d’observer lors d’une réunion entre amis les réactions de chacun au commandement “Tu ne voleras point”, afin de confondre le coupable. Quelques semaines plus tard, Moshe doit reconnaître que cette astuce n’a pas fonctionné. Mais quand le rabbin l’interroge, il réalise soudain qu’en réalité si : en évoquant l’adultère, il s’est souvenu de l’endroit où il avait oublié sa montre !
Autre exemple, celui de l’histoire du restaurant populaire, où le serveur parvient à reconstituer dans les moindres détails le repas de son client simplement en examinant les taches sur sa chemise… jusqu’à ce qu’un rot tonitruant et malodorant lui rappelle qu’il a omis de noter en entrée les traditionnels oignons.
À travers ces saynètes qui conjuguent absurdité des situations et logique implacable des raisonnements, l’humour juif opère un renversement salvateur. Il fait souvent office de seule issue possible lorsque le sérieux menace d’enfermer l’esprit dans des doctrines mortifères.

De la genèse hassidique à l’âge d’or américain

Fort de son cadre d’analyse initial, Michel Wieviorka entreprend de retracer avec brio la généalogie des histoires juives, depuis leur incubation talmudique et hassidique jusqu’à leur âge d’or sous le soleil de l’Oncle Sam dans l’après Seconde Guerre mondiale.
L’auteur nous rappelle ainsi que bien des traits caractéristiques de l’humour juif puisent dans la tradition du Talmud et du hassidisme. On songe par exemple aux récits mettant en scène des figures traditionnelles de la culture juive comme le Rabbin, prompt à dispenser ses conseils terre à terre, ou le “schnorrer”, ce mendiant rusé avec qui se nouent des relations ambivalentes. Ou encore à ces histoires où Dieu lui-même intervient, parfois prié avec insistance de régler les affaires terrestres de ses fidèles.
Mais Michel Wieviorka montre aussi comment cet humour millénaire a connu outre-Atlantique, dans le contexte propice de l’après-guerre, un âge d’or et une popularité sans précédent. Porté par le cinéma, la littérature, la télévision, des humoristes comme le pionnier Mel Brooks, comme Jerry Lewis, ou plus tard Jerry Seinfeld, l’humour juif s’est diffusé bien au-delà de la communauté juive. Il a su toucher un public américain sensible au dynamisme culturel des Juifs, à l’héritage du yiddishland, ou ému par la prise de conscience du génocide nazi.
Sans jamais perdre le fil de sa démonstration fouillée, le sociologue parvient à situer l’éclosion de ce phénomène culturel inédit, dans le terreau propice d’une époque marquée par la prise de conscience de la Shoah et la vitalité de l’héritage yiddish.

Quand l’érudition cède le pas à la nostalgie

Tout au long du livre, l’auteur parsème son analyse d’anecdotes délicieuses, à l’image de l’inénarrable mère juive qui se dit prête à détester sa future belle-fille avant même de l’avoir rencontrée. Ou encore de ce chauffeur de taxi israélien se plaignant de travailler 24 heures/24, 7 J/7, 52 semaines par an, tout en expliquant qu’il parvient à s’en sortir… en se levant une heure plus tôt chaque matin !
Avec une plume alerte qui n’exclut pas la pointe d’humour, Michel Wieviorka ranime sous nos yeux un monde à jamais révolu. Celui du yiddishland d’avant la catastrophe, des rues enfumées du Sentier où la vente “avec facture” suscite l’incompréhension, des troquets surannés du Marais où l’esprit frondeur des habitués défiait allègrement par le rire les pires avanies de l’existence.
L’espace d’un instant, la chronique sociologique laisse place à la magie du conte, et l’érudition du chercheur s’efface derrière la verve enjouée du raconteur. On sent poindre alors la mélancolie du sociologue pour ces temps insouciants où les “histoires juives”, joyeusement partagées entre Juifs et non-Juifs, témoignaient encore de l’épanouissement de la diaspora.

Requiem pour un monde enfui

Hélas, dans le dernier tiers de l’ouvrage, le ton se fait plus grave, les visages s’assombrissent. Avec une clairvoyance teintée de mélancolie, Michel Wieviorka prend acte du lent dépérissement du monde diasporique qui vit éclore l’humour juif. La conscience encore brûlante de la Shoah reflue peu à peu, les derniers locuteurs du yiddish nous quittent chaque année, et Israël sombre dans une interminable crise politique qui en fait douter certains jusqu’au sein de la communauté juive mondiale. Pis encore, L’Amérique donne le ton : l’extrême droite américaine demeure antisémite dans tous ses courants, et l’élection de Donald Trump va les conforter. Désormais, avec la Cancel culture qui progresse à marche forcée, toute forme d’humour est menacée. Sous la présidence Trump, la société américaine a vu converger deux mouvements apparemment antagonistes dans leur commune détestation des Juifs. D’un côté, l’extrême droite suprémaciste a dynamité les digues de la bienséance politique pour vomir sans complexe sa haine multiséculaire, quitte à la teinter de théories fumeuses sur le “grand remplacement”. De l’autre, une frange radicale du mouvement antiraciste, obsédée par la dénonciation de la “blanchité”, a fait des Juifs une cible de choix, assimilés à des dominateurs blancs dont il faudrait abattre les privilèges.

Pris en tenailles entre ces deux feux, abreuvés d’insultes et de menaces numériques en tous genres, les Juifs américains assistent médusés à l’étrange synthèse entre l’antisémitisme le plus archaïque et une doctrine viciée de l’antiracisme. Car sous couvert de défendre les minorités, cette dernière leur dénie purement et simplement le statut de victime historique du racisme, quand elle ne reprend pas mot pour mot la vulgate complotiste des négationnistes de tout poil.
Au final, c’est tout l’édifice culturel et politique qui a rendu possible l’épanouissement de l’humour juif outre-Atlantique qui se lézarde. Le dynamisme de la création judéo-américaine se tarit, l’image d’Israël se brouille, et la joie de vivre laisse place à l’inquiétude. Dans un climat délétère qui interdit désormais tout second degré, il n’est guère étonnant que les “histoires juives” tendent à disparaître. Ces récits jadis si populaires auprès des Juifs comme des non-Juifs sont devenus inaudibles. Au mieux obsolète, au pire suspect, ils ne font plus rire personne…

Un constat implacable

C’est donc avec lucidité que Michel Wieviorka pose un constat implacable : les conditions historiques qui ont rendu possible l’épanouissement des histoires juives n’est plus. Dès lors, ce qui fut l’un des marqueurs culturels les plus distinctifs des Juifs de France pendant près d’un demi-siècle semble inexorablement voué à rejoindre les oubliettes poussiéreuses de l’histoire. Et comme le savaient les sages du Talmud, quand le peuple élu ne rit plus, c’est toute son âme collective qui se meurt.

Qui a envie de rire et de sourire avec bienveillance des Juifs avec en arrière-plan le contexte international préoccupant qui vient d’être dessiné ? Qui peut faire abstraction aujourd’hui de la vie politique et géopolitique telle qu’elle se joue en Israël, et en appeler par l’humour à la bienveillance et à la compréhension ? Les « histoires juives » ne risquent-elles pas d’être inaudibles, sauf à être interprétées de manière qui en distord l’esprit initial, et à apparaître comme bien plus proches de l’antisémitisme qu’avant ?

Voilà pourquoi la lecture de cet ouvrage s’impose, qui dit autant de la force irrépressible du rire que de la fragilité poignante des mots emportés par le tempo de l’histoire. Au final, La dernière histoire juive s’avère aussi douce-amère dans son propos que jubilatoire dans la forme : une ribambelle de bons mots en guise d’ultime baroud d’honneur, le pied de nez magistral d’un monde qui passe à ceux qui entonneraient trop vite sa marche funèbre.

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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