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Nicolas Werth, Le communisme au village : la vie quotidienne des paysans russes de la révolution à la collectivisation (1917-1939), Les Belles lettres, 03/11/2023, 1 vol. (488 p.), 15,50€.

Le livre de Nicolas Werth porte sur la paysannerie russe “en des temps de basculement”. En 1917, appréciant de ne plus avoir de tzar, les paysans (3 Russes sur 4) accueillent positivement la révolution bolchevique qui doit leur permettre “de jouir enfin librement de la terre natale” qu’ils font fructifier depuis des siècles, “l’aspergeant de leur propre sueur”. Mais, en 1939, c’est le constat d’une paysannerie exsangue qui s’impose en raison notamment de la collectivisation forcée des terres, de la terrible famine de 1933 (plus de 7 millions de morts au sein de la paysannerie), de la déportation et de l’exode vers les villes.
Le communisme au village explore le malentendu profond qui s’est installé entre la paysannerie russe et le pouvoir soviétique qui, pourtant, avait misé sur l’union des paysans et des ouvriers pour asseoir son projet révolutionnaire. Selon Nicolas Werth, les autorités politiques ont fait montre d’une grande méconnaissance de la réalité économique, sociale et culturelle du monde rural.
À partir d’une démarche ethnographique, Nicolas Werth décrit, avec minutie et sens aigu du récit, le monde matériel et les valeurs d’une société paysanne pauvre et isolée mais qui, en raison même de sa pauvreté et de son isolement, est parvenue à développer une manière de vivre et de penser le monde en mesure de lui garantir le minimum de sécurité nécessaire à sa survie. Parmi d’autres éléments, l’historien envisage également la collectivisation forcée des terres comme destructrice de l’intérêt au travail. Enfin, en appui à la réflexion sur notre présent, Le communisme au village invite à réfléchir sur l’impasse à laquelle finit par se heurter tout programme de transformation sociale qui rompt violemment avec le passé.

Vivre et penser en situation récurrente de pauvreté et d’isolement

Au début de la période révolutionnaire, la paysannerie russe se caractérise toujours par un mode de vie autarcique duquel elle s’efforce de retirer les ressources, aussi limitées soient-elles, pour se nourrir et se protéger, mais aussi pour faire communauté, avec le souci de réguler les aléas et tensions du quotidien comme de garantir les moments de respiration festive et religieuse permettant notamment d’apaiser l’âpreté de l’existence.
Au cours de la décennie 1920, l’isolement des villages résulte de leur éloignement géographique des centres de décisions en raison de la faiblesse des réseaux routier et ferroviaire (“la distance moyenne entre un village et une gare est de 70 km”) de même que télégraphique et téléphonique (“Les circulaires officielles mettent en moyenne 56 jours pour parvenir de Moscou”). Recevant en retard les informations nombreuses et fréquemment modifiées diffusées par le nouveau pouvoir politique, les paysans russes sont sensibles à toutes sortes de bruits et de rumeurs qu’ils accueillent et reconfigurent à l’aune de leurs propres références et croyances, nourrissant ainsi leur méfiance à l’égard de celui-ci.
Si la crainte de la famine fait partie de l’ADN des villages russes, la révolution la leur rend encore plus insupportable ; en effet, alors qu’il leur est fait injonction de nourrir l’armée et les villes en leur livrant toujours plus de céréales, les paysans ne voient pas d’amélioration de leurs conditions de vie. Par exemple, les villages ne reçoivent généralement pas les produits manufacturés qu’on leur a promis en retour de leurs efforts ; quand certains finissent par arriver, c’est sans le mode d’emploi et la formation technique requise. En plus d’être objectivement privés de ce qu’on leur a annoncé, les paysans sont subjectivement atteints dans leur dignité de travailleurs. C’est très probablement là que, entre autres aspects, s’est noué l’échec de la collectivisation forcée.

Une violence d’État : la destruction de l’intérêt au travail

Devant constamment assurer leur survie et celle de leurs enfants, les paysans russes s’étaient dotés d’une capacité de travail élevée ; pendant les périodes de semailles et de moissons, ils travaillaient sans relâche, du lever du jour à la tombée de la nuit, tout en devant se contenter d’une nourriture de quantité et de qualité insuffisantes. Faisant fonction d’antidotes à la pénurie, les moments festifs, mélangeant traditions païennes et chrétiennes, étaient l’occasion de faire bombance. Ce que d’ailleurs, dans le registre moralisateur, les autorités soviétiques leur reprochent, stigmatisant notamment la consommation immodérée et irresponsable de samogon (boisson fermentée à 70˚), considérée comme l’un des vecteurs du “crétinisme” en milieu rural.
Avant 1917, tous les six ou neuf ans, la commune villageoise procédait à la répartition de la terre proportionnellement aux besoins de chaque famille. Par-delà d’inévitables conflits, la répartition était d’autant plus acceptée, qu’il était tenu compte des capacités de travail de chacun, certes évaluées en termes de productivité, mais également d’investissement personnel, À l’inverse, en 1929, l’obligation faite aux paysans de rejoindre un kolkhoze est largement vécue comme “La rupture du lien direct des paysans avec la terre qu’ils avaient exploitée de génération en génération” avec engagement et constance.
Les paysans sont alors sommés de mettre leur force de travail au service de l’industrialisation et de sa logique stakhanoviste (la version soviétique du taylorisme expurgée des contreparties du fordisme : augmentation de la rémunération et accès à la consommation de produits manufacturés). Non rétribués pour leur contribution considérable, les paysans résistent à la violence qui leur est faite par un fort désintérêt pour les tâches qu’ils doivent réaliser.
Ne pouvant s’accomplir dans une activité valorisant leurs compétences, ils sont finalement empêchés d’aspirer à bien faire leur travail et d’envisager son utilité sociale. Comme le fait ressortir Nicolas Werth, la collectivisation a réussi le tout de force hautement dommageable de détruire l’initiative et la responsabilité au travail de la paysannerie russe.

Rompre abruptement avec le passé : une impasse pour le présent

Plutôt que de se constituer un savoir sur les spécificités de la structure sociale du monde rural, les autorités soviétiques lui appliquent d’emblée une grille de lecture inadaptée, les confrontant à l’incompréhension et au mécontentement des paysans.
Exclusivement mobilisée dans sa dimension économique, l’opposition bourgeois riches / prolétaires pauvres avec laquelle les autorités abordent la paysannerie, fait du koulak / paysan riche une figure repoussoir s’adonnant au commerce et à l’usure. De leur côté, les paysans “donnent une définition du koulak plus morale qu’économique” qui les amènent à distinguer le Koulak profiteur du paysan riche opiniâtre à la tâche, pouvant notamment venir en aide aux plus pauvres en leur prêtant de la semence sans exiger, en contrepartie, un travail démesuré.
De même, si l’alphabétisation des campagnes est assurément requise, sa mise en œuvre dans le registre de “la liquidation de l’analphabétisme”, souligne encore une fois la violence faite aux paysans par le nouveau régime. En effet, au risque d’un catéchisme révolutionnaire, on alphabétise en déniant toute pertinence à leurs références culturelles, en leur assénant un lexique et des images qui le plus souvent leur sont très éloignés ; cela, sans faciliter leur accès effectif aux journaux et aux livres.

Articulant l’approche diachronique et synchronique, tout en prenant le quotidien pour objet fécond d’analyse, Nicolas Werth nous offre une histoire documentée, rigoureuse et claire de l’univers mental et matériel de la paysannerie russe au moment de la collectivisation des terres. Le communisme au village témoigne avec réflexivité du processus de sa “clochardisation” par un régime qui n’a pas su ou voulu la comprendre. Il le fait tout en suggérant que “le partage des ressources et l’assignation des communs” qui fondaient la commune paysanne avant la révolution peuvent certainement nourrir les débats sur les alternatives possibles pour nos sociétés contemporaines.

Chroniqueuse : Éliane Le Dantec

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