D’une écriture fluide et gracieuse, en adéquation avec son sujet, l’historienne Cécile Berly, spécialiste du XVIIIe siècle et auteur de plusieurs ouvrages sur Marie-Antoinette, s’interroge sur un des paradoxes de cette époque, la légèreté et le grave, à travers l’étude de chefs-d’œuvre de la peinture, emblématiques de ce siècle. Le livre lui-même est un objet charmant, de petit format, avec sa couverture entoilée où figure la reproduction du ravissant autoportrait de Mme Vigée-Lebrun, posant avec sa fille.
Le premier chapitre s’ouvre sur « Le pèlerinage à l’île de Cythère », peint par Antoine Watteau, qui opère un tournant décisif. Le tableau s’inscrit dans un désir de rupture avec l’époque précédente, les dernières années du règne de Louis XIV marquées par une pesanteur mortifère. Ce monarque absolu traverse une période difficile « au gré des difficultés politiques et des deuils familiaux » et impose à sa cour une austérité grandissante. La mort du roi fait souffler un vent de liberté. La régence, assurée par Philippe d’Orléans, cultivé, brillant, libertin, mais aussi fin politique, se conjugue avec l’idée de liberté des mœurs, alors que la légèreté devient un art de vivre au quotidien.
L’art de Watteau, qui délaisse l’action unique au profit d’une multiplicité d’actions, introduit une rupture avec l’académisme de ses prédécesseurs, qui cultivaient la grande peinture, nommée ainsi en raison de la hiérarchie des genres, et privilégiait la représentation du pouvoir et de la guerre. Le tableau de Watteau, rebaptisé à plusieurs reprises, (nous le connaissons par le titre que lui a donné Chardin) avait été peint pour accompagner l’intronisation de son auteur à l’Académie de peinture. Longtemps retardée, l’arrivée de cette œuvre a constitué un événement. Le peintre venait d’inventer un nouveau genre pictural, la « fête galante », une notion alors en construction consacrée au XIXe siècle par les frères Goncourt. De son temps, ce terme a donné lieu à de multiples déclinaisons, « utopie champêtre », « nouvelle Arcadie », « pastorale », « décor agreste », renvoyant à un nouvel âge d’or unissant l’homme à la nature. Quant au tableau de Watteau, il constitue l’espace « d’une nouvelle expérimentation, métaphysique et artistique, celle de la liberté » et la fête galante devient l’emblème de la modernité, par l’esthétique et la façon de peindre novatrices de son auteur, dont la vie méconnue conserve un parfum de mystère. Anxieux, méditatif, souvent insatisfait de son travail, Watteau apparaît comme le peintre même du sensualisme, un courant philosophique qui pense que l’accès à la connaissance s’effectue par les sens. Il observe avec acuité le réel et manifeste une certaine lenteur, tant dans la maturation de son projet pictural que pour son exécution. Le tableau de Cythère a fait l’objet d’une imposante bibliographie, certains commentateurs se focalisant sur le détail des roses fraîches et charnues de la toile, perçues comme des touches sensuelles, qui renvoient à la célébration du libertinage conçu comme une exaltation de la chair. Mais à côté de la grâce et de la délicatesse du tableau, la présence d’un arbre mort à gauche au premier plan, sorte de memento mori, fascine depuis 1717 les peintres et les écrivains. Pour Cécile Berly, Cythère doit se lire comme un manifeste esthétique du siècle naissant.
L’historienne de l’art s’attache ensuite à une œuvre, bien plus provocatrice, « l’Odalisque » de Boucher. Dans cette toile, la légèreté se nuance de lubricité. La volupté qui s’y affiche est celle d’un Orient fantasmé, d’autant que Boucher ne le connaît que par les livres. Aucun prétexte mythologique ne vient légitimer ce nu destiné à une jouissance confidentielle. La littérature, dès l’époque précédente, abordait l’érotisme, en défiant la censure religieuse. La peinture, dans sa version libertine, s’attache à confondre l’étoffe et la peau, les plis du tissu et ceux de la chair. Le nu voilé et dévoilé par un jeu subtil de draperies, glisse aisément de la pudeur à l’impudeur. Dans le tableau de Boucher l’omniprésence des étoffes, dans un savant désordre, ne fait qu’attirer l’attention sur les fesses nues du modèle, comme une invite sexuelle. L’odalisque est allongée sur un élément de mobilier volontiers associé au harem, le sofa, (la mode étant aux turqueries, et l’ensemble du décor reflète les riches intérieurs parisiens de l’époque) au nom évocateur de plaisir, et dont les arts et la littérature ont exploité la potentialité érotique. La vision présentée par le tableau renvoie à la représentation d’un lieu inaccessible aux étrangers, dans lequel l’odalisque était une jeune servante encore vierge. Celle du tableau, par son espièglerie et l’extase émanant d’elle, évoque moins une esclave sexuelle qu’une femme qui s’adonne librement au plaisir. Cette œuvre, qui a fait l’objet d’une commande et d’une exécution secrète a été abondamment reproduite et diffusée, en raison de la notoriété du peintre, inséparable du style rocaille très en vogue à l’époque. Son succès et sa réussite exceptionnelle ont engendré maints détracteurs, si bien que Diderot, écrivain pourtant transgressif, a critiqué dans ses Salons « l’Odalisque brune », accusant le peintre, qu’il soupçonnait de prostituer son art, de vulgarité. Comme le tableau de Watteau, celui de Boucher constitue le second manifeste esthétique du siècle, « celui de la pornographie naissante et affirmée. » Son auteur, habitué de la société du Caveau fondée par Crébillon et Piron, fréquentait en effet les cercles parisiens connus pour leur libertinage et leur liberté de pensée. Il était aussi ami avec l’ambassadeur de Suède, le comte Carl Gustav Tessin, qui pourrait être le commanditaire du tableau. Mais un autre nom vient à l’esprit, celui de La Popelinière, célèbre pour sa fascination envers les fesses féminines. « L’Odalisque » renvoie à une sexualité débridée, préfigurant celles d’Ingres et surtout « l’Olympia » de Manet, dont la chair, exposée de manière crue, se situe non plus du côté de la légèreté, mais du grave.
Avec le « Portrait en pied de la Marquise de Pompadour », de Maurice Quentin de la Tour, ce n’est plus de libertinage qu’il s’agit, ni de la frivolité indissociable du statut de maîtresse royale, mais d’un portrait en majesté, œuvre de propagande et expression d’un pouvoir féminin, par lequel la favorite réaffirme son statut de protectrice des arts. Le pastel, considéré auparavant comme vulgaire, doit son habilitation à l’artiste vénitienne Rosalba Carriera, reçue à l’Académie royale de peinture, et célébrée pour sa capacité à rendre un portrait vivant. Portraitiste à la mode, imprévisible et fantasque, Quentin de la Tour se montre tyrannique avec les puissants, refuse à Mme de Pompadour les séances de pose au château de Versailles, et impose à son modèle une étonnante patience. Après l’avoir fait attendre longuement, le pastelliste exige une somme exorbitante en paiement du tableau. Pour Mme de Pompadour, dont l’influence s’exerce désormais à l’extérieur du lit du roi, le portrait doit lui façonner une image officielle, en conformité avec l’importance de son rôle politique et économique, dans la gestion des affaires du royaume et des affaires culturelles. Cultivant personnellement les arts et les lettres, elle s’attache aussi à aider les artistes comme les écrivains, même si Diderot écrit qu’il ne restera d’elle qu’une pincée de cendres, la poudre de ce pastel. Pourtant, loin de la légèreté apparente, la figure de la marquise s’exprime tout entière dans ce portrait, le plus abouti qu’on ait fait d’elle, qui reflète sa puissance, son ambition et son courage, renvoyant à une forme de gravité.
Très loin de ce personnage de cour, « L’Accordée de village » de Greuze dépeint un univers rustique, marqué par l’exaltation des sentiments, le visage et les gestes de chaque personnage (12 au total) exprimant une émotion différente. Greuze a produit une scène de genre, proche des effusions de « La Nouvelle Héloïse » de Jean-Jacques Rousseau, dont le caractère romanesque a été loué par Diderot dans un texte célèbre, et a suscité l’admiration générale, car il préférait les sentiments au sensualisme. Ce peintre de la morale se montre pourtant déiste, libertin et matérialiste. Après avoir connu un grand succès, il finit par se démoder, mais sa peinture reflète la sensibilité, un mot-clé du XVIIIe siècle.
« Le Verrou », de Fragonard, héritier de Watteau et de Boucher, constitue une des dernières émanations de la fête galante, peinte par un artiste inclassable, et paraît l’emblème même du basculement du plaisir vers la gravité. Cécile Berly compare ce tableau à un autre, apparemment à l’opposé, « L’Adoration des bergers », en montrant le caractère transgressif du « Verrou ». Les deux toiles parleraient de la même chose : « la chair humaine sacrifiée », d’un côté celle du Christ, de l’autre, d’une jeune vierge subissant un viol, un motif légitimé par la philosophie libertine, et pour lequel le verrou constituerait la métaphore du sexe masculin. L’acte sexuel se veut affirmation avant tout d’un pouvoir, d’une domination physique ou psychique, et repose souvent sur la manipulation, comme l’analyse Laclos dans « Les liaisons dangereuses ». Artiste avant-gardiste, Fragonard a fasciné ses contemporains mais aussi les peintres du XXe siècle. Dans un siècle ambivalent, oscillant entre deux tendances antagonistes, « Le Verrou », doit se lire « comme la mise en scène d’un instant où tout peut vaciller, y compris et surtout dans le drame ». Le portrait suivant, Marie-Antoinette et les roses, peint par Mme Vigée-Lebrun en réaction contre un tableau précédent, jugé scandaleux, où la reine posait en chemise, autrement dit, pour l’époque, quasi nue. Il s’agissait de restaurer l’image royale en lui opposant une figuration plus en harmonie avec l’étiquette. L’artiste devait peindre un dernier portrait de Marie-Antoinette en 1800 à Saint Petersburg, d’imagination cette fois, « Apothéose de la reine ».
La rupture survient avec « Le serment des Horaces » de David, une toile monumentale, dont le décor est celui d’une villa romaine. Le dépouillement du lieu permet de mettre en relief la dimension tragique et l’héroïsme de l’action, les personnages étant saisis à un moment crucial. Les lignes de force des hommes sont droites, celles des femmes courbées et sinueuses, la même opposition se retrouvant au niveau des couleurs, vives pour les hommes, sombres pour les femmes. À une époque prérévolutionnaire, l’artiste produit un manifeste tant politique qu’esthétique. Commande royale, cet épisode inventé par David, est une manifestation d’indépendance et la première œuvre néoclassique. La toile met l’accent sur un intérêt supérieur, celui de la patrie, qui justifie le sang versé en son nom. Avec sa peinture, David entendait passer à la postérité.
La modernité s’exprime également dans la trajectoire d’Élisabeth Vigée-Lebrun qui signe un autoportrait en compagnie de sa fille. L’artiste, qui a su gagner son indépendance matérielle, est une professionnelle. Cet autoportrait représente sa réussite sociale. Elle s’est réapproprié le néoclassicisme en le féminisant. Sa vision idéalisée et féminine de l’Antiquité, favorable à l’Ancien Régime, s’oppose à celle, héroïque et sacrificielle de David, avec d’un côté, un manifeste féministe et de l’autre, un manifeste politique. « La mort de Marat » de David confirme son action politique de député à la Convention, ayant voté la mort de Louis XVI, qui aspire à représenter la grandeur de la république. Chef de file du néoclassicisme il réforme et régénère l’art français. Dans cette image de l’assassinat de Marat il efface les traits peu séduisants du personnage et occulte la figure de Charlotte Corday, donnant à la scène une atmosphère sacrée, qui érige Marat en martyr de la République, et fait du tableau un élément de la propagande officielle autour du défunt. Le siècle s’achève, dans le sang, sur un assassinat.
C’est sur le portrait d’une jeune femme noire, peint par Marie-Gulhelmine Benoist, que s’achève le livre. À l’époque, le tableau a suscité de multiples lectures : admiration pour la prouesse technique (représenter une peau noire), questions sur l’intérêt de représenter une ancienne esclave. Le tableau témoigne de l’influence de David. Constitue-t-il un manifeste pour la défense des Noirs et des femmes ? Cécile Berly en doute en raison des convictions de l’artiste.
Ainsi, l’auteur de ce livre, léger par son poids, mais profond par sa réflexion, montre bien les deux tendances antagonistes d’un siècle qui s’achemine vers le drame. L’auteur montre bien les moments charnières à travers ces tableaux emblématiques, dans un texte aussi agréable à lire qu’à feuilleter, chacune des illustrations aidant à suivre le fil de sa pensée. Entre « Le pèlerinage à l’île de Cythère » et « La mort de Marat » se déroule une époque plus complexe qu’il n’y paraît, pleine de contradictions, mais avide d’indépendance et de liberté.
Marion POIRSON-DECHONNE
articles@marenostrum.pm
Berly, Cécile, « La légèreté et le grave : une histoire du XVIIIe siècle en tableaux », Passés composés, 20/10/2021, 1 vol. 24€
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