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William Navarrete et Pierre Bignami, La Méditerranée, les pieds dans l’eau, Éditions Emmanuelle Collas, 02/05/2025, 324 pages, 21,90€

Uun air marin, charnel et chargé des fragrances millénaires du thym et du sel remonte de ce volume qui, à la première caresse des doigts sur la couverture, promet une échappée non seulement le long des rives gorgées de soleil de la Mare Nostrum, mais aussi une immersion complète dans un atlas de saveurs, d’histoires singulières et de rencontres gravées au burin de l’émotion. William Navarrete et Pierre Bignami nous invitent à une dérive savoureuse, tissant les fils de l’intime et du grandiose avec une fluidité délectable. Ce carnet de voyage est une errance curieuse, un pèlerinage gastronomique qui, en remontant le fil des traditions culinaires, nous ouvre les portes des vies éphémères et des destins qui ont façonné les villes-mondes méditerranéennes.

La Méditerranée les pieds dans l'eau

L’art de la digression maîtrisé par William Navarrete, déjà salué pour son œuvre féconde qui explore les sédiments de la mémoire, se fond ici avec la sensibilité de Pierre Bignami pour créer un récit où chaque étape géographique est un point d’ancrage à des explosions narratives et gustatives. Ils ne se bornent pas à déambuler ; les auteurs s’immergent. Et dans cette plongée, ce n’est pas uniquement l’éclat de ce qui subsiste des vestiges passés qui retient leur attention, mais l’écho, parfois lointain, de ceux qui ont marché avant eux sur cette terre, modelant, siècle après siècle, une culture de l’art culinaire populaire, un répertoire du goût qui nous parle des âges.

La Méditerranée les pieds dans l'eau

Pensez à Saint-Tropez, ce phénix perpétuel du farniente opulent, dont les plages démentes et les terrasses bondées dissimulent une âme plus profonde. L’incursion des auteurs chez Bettina, la cuisinière originaire de la Sarthe, confrontée aux régimes diététiques improbables des célébrités, nous invite à rire doucement des artifices d’un monde où l’apparence prime. Et pourtant, cette même Bettina se fait dépositrice des secrets d’un nougat centenaire, une douceur oubliée du commun, révélant ainsi les paradoxes d’un village où la plus éphémère des gloires côtoie les recettes les plus enracinées. La fabrication minutieuse de la tarte tropézienne, celle qui se bonifie en deux jours, se déploie sous nos yeux, mais derrière l’apparente simplicité du geste culinaire, les auteurs distillent la conviction qu’une préparation gourmande, si complexe soit-elle, gagne toujours à être racontée. C’est le signe distinctif de l’ouvrage : le voyage comme entremêle d’humain et d’assiettes.

La Méditerranée les pieds dans l'eau

Le ton se fait volontiers espiègle. À Majorque, la rencontre avec la diseuse de bonne aventure n’est que la première note d’une partition d’événements qui ne tardent pas à confirmer ses funestes prophéties. L’île, dont l’on croyait tout saisir du bout des yeux, se dévoile peu à peu : l’architecte Antoni Gaudí y a disséminé des merveilles, tandis que l’ensaimada, avec sa spirale dodue, est le fil gourmand qui unit cette Baléares contemporaine à une histoire transmise à travers le saindoux du porc, élément vital d’une gastronomie de terroir. Mais c’est aussi cette Majorque où George Sand trouva la rudesse d’une population que, d’un regard désenchanté, elle stigmatisa. Que de volte-face ! Les désagréments avec les policiers après une cueillette un tantinet intrusive dans un verger majorquin transforment la promenade champêtre en épreuve burlesque, ravivant avec une désarmante ironie les paroles initiales de la prophétesse. Et comme souvent en voyage, une bonne surprise se cache après les pépins, ici des motards autrichiens inattendus, ou la douceur réparatrice du riz Arròs Brut, imprégné des arômes locaux du lapin, du poulet et du sobrassada.

La Méditerranée les pieds dans l'eau

Au cœur du projet, on perçoit une sorte d’ethnographie douce, où la rencontre l’emporte sur la performance touristique. Les pérégrinations personnelles de l’un des auteurs en Espagne, sur les traces de son arrière-arrière-grand-père Ramón, parti combattre outre-mer, s’effacent un peu devant les récits de déportation et la complexité des lois sur la mémoire historique qui tissent, là encore, le présent au passé. Castellón de la Plana, avec ses festivals taurins et ses cocinas improvisées, nous ramène à la notion que l’histoire n’est pas uniquement gravée dans le marbre, mais également dans les gestes culinaires d’une Caldereta de poisson qui célèbre les pêcheurs du passé.

La Méditerranée les pieds dans l'eau

La découverte de Melilla, cette enclave espagnole ceinte de son grillage controversé en terre africaine, est un prisme architectural et social fascinant, où se mêlent modernisme catalan, Art déco et syncrétismes religieux. Là, l’exploration gastronomique, suggérée par Manal de l’hôtel, va des brochettes mauresques (pinchos morunos) à l’authentique bissara rifaine, traçant des chemins dans le maquis des identités qui la peuplent. De même, les épisodes qui jalonnent le séjour à Alger s’inscrivent dans une forme d’inaccessible trottoir d’en face. Ce récit personnel de vouloir s’affranchir des sentiers balisés et la recherche, par tous les moyens, d’une échappée urbaine face à une autorisation contrainte (ne pouvant sortir du périmètre du jardin) donne à la rechta un parfum d’interdit, rendant la saveur plus intense encore.

Chaque page, pétrie de curiosité, explore les multiples strates d’une région à travers ses manifestations culinaires, ses personnages pittoresques, mais aussi ses légendes, ses géographies. En Crète, un accident comique lié à l’eau immortelle des Centaures dans la taverne du Pélion, un feu de cheminée un brin maladroit qui menace la maison du très décalé Kostas et même une chèvre au comportement absurde, tissent une trame décalée à l’enquête sur l’histoire. Cette exploration conduit, l’air de rien, à la rencontre du Kleftiko, un plat emblématique du terroir, chargé de l’histoire des “bandits grecs”, illustrant à nouveau la fusion subtile des thèmes qui jalonnent cet ouvrage. Le lecteur, pris dans ce maelström de sens et de saveurs, suit, fasciné, la lente révélation d’un mystère culturel à travers les confitures de grenade d’Haïfa et l’élégance architecturale de son ascenseur juif, jusqu’aux canistrelli corses, témoins d’une insularité jalouse de ses racines.

La Méditerranée les pieds dans l'eau

La plume agile des auteurs navigue entre érudition déguisée et légèreté narrative. Sans s’y noyer, elle plonge dans la richesse d’un passé aux mille éclats, ressuscitant, comme les vestiges d’Alexandrie qui s’entrechoquent avec le foisonnement moderne, une vision renouvelée d’une Méditerranée toujours aussi magnétique, et dont l’Umm Ali, douceur légendaire, célèbre une victoire qui, au-delà de sa recette, parle d’une union des cœurs. Ce livre se savoure comme un plat préparé avec affection et dont chaque ingrédient raconte une part de ce monde fascinant. On en ressort repu d’images, de parfums, d’anecdotes. C’est là toute la générosité d’un tel périple littéraire : faire voyager sans bouger, et inviter chacun à devenir, à son tour, l’explorateur enthousiaste de ces territoires infinis que recèle la Méditerranée.

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