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Première femme à être nommée directrice de la prestigieuse Casa Velasquez, et également première spécialiste de cinéma à ce poste, Nancy Berthier, professeur des universités en études hispanophones, à écrit de nombreux livres, dont certains sont consacrés aux images du pouvoir, en particulier celles de propagande, comme dans son ouvrage sur de Fidel Castro. Dans son dernier opus, publié en espagnol, La muerte de Franco en la pantalla, elle interroge la mort d’un leader de régime totalitaire emblématique, dépeinte par certains comme un trauma national, qui a « fonctionné comme un authentique point d’inflexion de l’histoire contemporaine de l’Espagne » et a servi de point de départ pour la transition vers une Espagne démocratique. Nancy Berthier, reprenant la métaphore de Pierre Nora, voit dans cette mort « un authentique nœud de mémoire », pour désigner la question de celle que soulève la mort du dictateur, « héritage complet et conflictuel » d’un passé toujours présent, qui divise les Espagnols, tout comme son monument dans la vallée des « Los Caidos ». Le cinéma a participé très activement à la construction d’un récit, dès les premières heures de l’agonie de Franco, à la demande des autorités, conscientes de la nécessité d’ériger le Caudillo en icône. Une attention particulière a été portée à la construction de cette hagiographie visuelle, inspirée par les canons de représentation de la monarchie espagnole. Le livre de Nancy Berthier s’interroge sur les variations successives, tout au long des décennies, depuis ses funérailles, jusqu’à son exhumation et sa réinhumation dans le cimetière de Mingorrubio, plus de 40 ans après, un cycle narratif dont ces images filmées initiales constitueraient la matrice. Une vaste gamme de formats et de genres, tant au cinéma qu’à la télévision, se déploie, jouant tantôt sur la dramatisation et le pathétique, tantôt sur le réalisme et la didactique, en passant par l’humour et le burlesque. Le corpus de films choisi sélectionne les œuvres les plus emblématiques et questionne leur diversité, montrant le « caractère problématique de la représentation de la mort, au-delà du discours officiel qui ambitionnait de la fixer pour l’éternité. »

Cérémonie de la survivance

Les communiqués des autorités, au moment de l’agonie de Franco, destinés à rassurer la population, camouflaient sous un jargon médical leur pauvreté d’information, dans une période que Montalban avait qualifiée de « cérémonie de la survivance », et présentaient une réalité invisible. La disparition de l’image du Caudillo des écrans suscitait une impression de vide, mélange d’attente et de doutes. Depuis sa prise de pouvoir, sa figure s’inscrivait au centre d’un dispositif idéologique, et apparaissait dans l’espace public ou privé, le « corps naturel », ou mortel, selon les termes de Kantorowicz, cédant la place au « corps politique ». Au fur et à mesure de l’aggravation de la santé de Franco, atteint d’un Parkinson de plus en plus visible, les cameramen et les monteurs recouraient à des stratagèmes pour éluder le spectacle de sa déchéance physique, usant notamment de l’ellipse au montage. À partir d’octobre 1975, on ne montra plus d’images de lui vivant, dans un vaste effort pour cacher l’état du « corps naturel ». Le lendemain du jour où l’on débrancha les appareils, un communiqué informa les Espagnols de sa mort, et le 23 novembre une messe fut célébrée sur la place d’Orient, lieu symbolique du franquisme, en présence du nouveau roi Juan Carlos. La dernière image de Franco, paisible dans son cercueil, s’enracine dans la tradition médiévale de la « belle mort ». L’Espagne, très avancée sur le plan médiatique (si l’on excepte l’omniprésence de la censure), élabora un récit hégémonique de l’événement, dicté par la propagande, pour lequel la question de la « dernière image » s’avérait décisive. Une édition spéciale de NO-DO, portée par la magie du direct et la force de la rhétorique, se présenta comme « instance de témoignage », jouant sur « les derniers jours de Franco vus à la télévision », et un montage des moments emblématiques de sa vie. » Spectaculaire, solennel et grandiose, le récit audiovisuel, étalé sur 3 jours, trouve son apothéose avec l’inhumation du corps dans la Vallée des Caidos. Juan Carlos était présenté comme l’héritier du défunt, en charge de la transition fluide entre passé, présent et futur. Mémorial du franquisme, cette édition spéciale, qui adopte la forme d’un reportage ponctué de flash-back, rythmé par une voix off masculine et l’Héroïque de Beethoven, privilégie l’harmonie, dans le domaine du cadre, la composition, l’éclairage et le montage, use de l’euphémisme et de la périphrase et laisse la maladie hors champ, tout en contribuant, par le biais de l’image initiale, à dématérialiser la mort. La seconde partie du documentaire, centrée sur le transfert du corps, met en scène le corps du Caudillo comme « corps politique » exhibant tous les signes du pouvoir. La présence du roi affirme la continuité du régime, tandis que la multiplication d’éléments religieux met l’accent sur la transcendance. Le caractère ordonné de la cérémonie, enfin, vise à « inscrire le nom de Francisco Franco dans l’histoire, en gravant dans l’esprit des Espagnols une image sobre, solennelle, paisible et ordonnée pour l’éternité ».

Un héros épique comme le Cid

Cette imagerie officielle s’est imposée à la   mémoire de façon exclusive, alimentant aussi bien les récits audiovisuels que littéraires. Pourtant, entre le moment de l’enterrement et l’adoption de la Constitution en décembre 1978, on peut dénombrer des réalisations diverses, parfois alternatives, pour raconter autrement cette période charnière. Le cinéaste Jose Luis Saenz de Heredia, admirateur inconditionnel de Franco, qui avait déjà réalisé en 1964 le documentaire Franco ese hombre, une œuvre de propagande, proposa au directeur général de la Cinématographie, qui lui répondit très favorablement, de tourner un second film sur la vie du Caudillo, des années 1960 à sa mort, intitulé El ultimo Caido. Novateur sur le plan de la forme, le film se présentait comme un poème documentaire, empruntant son modèle au genre du Romancero, un choix qui assimilait l’action de Franco pendant la guerre civile à une croisade, faisant de lui un héros épique comme le Cid. La vallée de los Caidos intervenait sous forme de leitmotiv, et devenait la mise en abyme architecturale du projet cinématographique du réalisateur. Un projet qui comme le monument, relevait des lieux de mémoire (selon le terme de Pierre Nora), et convoquait le registre de la grandeur, corrélé avec celui de l’héroïsme. La structure ascendante du film, trouvait son apogée dans l’épisode des funérailles, tandis que sa volonté de propagande s’associe à une visée testamentaire, présentant l’héritage du régime. Mais, contrairement à celui de NODO, le documentaire évoque le corps souffrant de Franco, associé à une symbolique christique et s’éloigne en partie de la représentation officielle. Il est resté inachevé, en partie parce qu’il ne répondait pas aux nouvelles aspirations de la société espagnole. D’autres projets, en revanche, ont pu voir le jour au sein de l’underground catalan et constituer une contre-mémoire : Testamento, un court-métrage dirigé par Joan Marti, et Hic digitur dei, un long métrage de son compatriote Antoni Marti, aux antipodes de la propagande. Le premier, un film de montage, recycle les images officielles, le second les recrée dans une fiction Testamento s’approprie l’événement, joue sur la contre-information et oppose les images et le son de NODO à d’autres images et d’autres sons. Il use du principe de collage, pour une œuvre profanatoire et conflictuelle. Hic digitur dei, scénarisé par l’écrivain Quim Monzo, raconte l’agonie d’un dictateur nommé Cabdill et ses funérailles de manière totalement burlesque, voire carnavalesque.

La révision historique

La ratification de la constitution par le référendum permit au processus démocratique de se consolider. Une révision historique du franquisme fut entreprise au cours des années 1990, faisant de la Transition une période idyllique, dans un récit qui exaltait l’action des élites de divers partis politiques. Cette volonté de regard sur le passé se retrouve dans le secteur des médias et de la communication, en particulier la télévision, avec une intention pédagogique assumée, avec une importante production de reportages et de documentaires, présentant la mort de Franco comme un moment charnière entre la fin du franquisme et le début de la démocratie, comme la mythique série télévisée La Transition, 1993, qui raconte en 13 épisodes l’histoire de l’Espagne du 20 janvier 1973 au 22 juillet 1977, ou le documentaire Ainsi mourut Franco,1994. La Transition se compose d’archives de l’époque, d’interviews de témoins, de documents écrits et graphiques, et cherche à rencontrer des sons et des images perdus. La narration est homogénéisée par une voix off, qui met l’accent sur l’exemplarité de cette transition. L’objectif consiste à se détacher au maximum de façon radicale du récit officiel de 1975, « en montrant la fermeture d’un chapitre de l’histoire du pays et l’ouverture d’un autre. Le même souci pédagogique intervient dans Ainsi mourut Franco, où le désir de vérité, inspiré par des images volées de Franco à l’hôpital, le montre comme un cadavre vivant enchaîné à des machines, récusant ainsi l’idée de « belle mort ». Au cours des années 2000, des décennies après les faits, la fiction historique permet de les reconstruire. La « seconde transition », opérée par Aznar, permet de faire émerger de nouveaux regards sur le passé récent avec Buen viaje, Excelencia !, comédie d’Albert Boadella (2003), au titre ironique, jouant sur la démythification et la contre-image,  donne à voir les derniers jours de Franco comme une clé de compréhension du personnage.  Los ultimos dias de Franco, mini-série de Roberto Bodegas, 2008, qui évoque aussi la maladie et la mort du Caudillo, s’attache à recréer le plus fidèlement possible la réalité (reconstitution des espaces privés, ressemblance des acteurs avec les personnages historiques), pour un effet de réel et de vraisemblance. La série s’efforce de combler l’absence originelle d’images en récupérant de façon « rétrospective une réalité escamotée », et, en raison de son passage en prime time, de dramatiser les faits pour tenir le public captif. Une autre série, Cuentame come paso, se présente comme une fresque familiale, dont la toile de fond est l’histoire de l’Espagne à cette époque, et dont la longueur suscite traitement spécifique du temps narratif et montre la mort de Franco comme un point de changement. À partir des années 2000, la mort suscite des fictions uchroniques, montrant ce qui aurait pu advenir, en évoquant l’idée d’un tyrannicide. Deux films en particulier se détachent, La Virgen de la Lujuria, Arthur Ripstein, 2002, et Los que quieseron matar a Franco, de Pedro Costa et Ramon da Cruz, 2006.

La mémoire et l'oubli

Enfin, le nouveau millénaire provoque un changement de cap au niveau historiographique, sur le franquisme et la transition, et met l’accent sur la mémoire et l’oubli, ravivant le souvenir de la répression à la lumière des droits humains. Le spectre des morts errant sans sépulture s’incarne dans de nombreux films comme L’échine du diable, 2001, Le labyrinthe de Pan, 2006, de Guillermo del Toro, ou Pain noir, 2011, d’Agusti Villaronga. La spectralité au sein de l’histoire fait émerger les traces d’un passé irrésolu que l’on continue à interroger. Parallèlement, intervient une représentation de Franco sous forme de spectre. L’émission satirique El Intermedio, diffusée en prime time dès 2003, qui se définit comme « un espace d’humour basé sur l’actualité politique », s’articule autour de grandes figures médiatiques et politiques., sur l’actualité politique, joue sur la récurrence de figure fantomatique de Franco. La même année, Polonia, diffusée sur la chaîne catalaneTV3. Interprété par Manuel Lucas, Franco intervient dans des sketches burlesques, tel le clip « vivo muerto » Sa présence » spectrale renvoie à l’actualité politique, par exemple dans le cas de violences policières.

Le livre de Nancy Berthier interroge avec une grande pertinence la complexité de l’histoire espagnole récente et la représentation tout aussi complexe qu’en donne son cinéma. Le rappel des faits, et de l’époque de la transition, souvent idéalisée, les analyses de film montrent comment le septième art retranscrit les convulsions d’une société et les drames humains que le temps n’a pas apaisés. L’image du fantôme s’avère tout à fait adéquate pour évoquer la menace d’un totalitarisme toujours prêt à resurgir, et permet d’appréhender la richesse d’une cinématographie qui pour beaucoup se limite à Almodovar. Un excellent livre, écrit avec beaucoup d’intelligence et de finesse, dont la lecture enrichira les amateurs d’histoire comme ceux de cinéma.

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Marion-Poirson Dechonne

Berthier, Nancy ; La muerte de Franco en la pantalla ; Shangrila Ediciones, 2020, 1 vol. 258 p. 25€

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