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Jean-Paul Delfino a derrière lui une longue liste de romans dont l’impressionnante série « brésilienne ». Elle témoigne de sa passion pour la culture, la musique, les peuples d’Amérique du Sud. On lui connaît une carrière de scénariste, mais sait-on qu’il rédige intégralement ses textes à la main ? Et qu’il associe chacune de ses œuvres à une musique particulière ? On serait curieux de savoir laquelle il associe à Isla Negra qui paraît aux Éditions Héloïse d’Ormesson, sous une couverture dont les motifs et les couleurs laissent présager des évènements agités.

Le titre, comme l’illustration, nous rappellent, bien sûr, la dernière demeure du grand poète chilien Pablo Neruda. Les premières pages détrompent le lecteur. Malgré l’absence de localisation précise, quelques indices le renvoient sur les rivages d’une mer Méditerranée jamais nommée. Le défilé des personnages, et le déroulement de l’action le plonge dans un texte à l’atmosphère particulière, qui se révèle vite comme un conte philosophique qu’un roman.
Jean-Paul Delfino ne manque pas d’humour en brossant le portrait de ses protagonistes, et en exploitant références littéraires, cinématographiques et mythologiques.
Comment ne pas penser à l’œuvre d’Hergé et aux irrésistibles Dupont et Dupond quand il décrit le couple d’huissiers Whale & Whales : « les cols de leurs chemises blanches pris dans l’étranglement réglementaire de leurs cravates ».
Comment ne pas retrouver quelques traits du Capitaine Haddock dans Jonas, ce septuagénaire irascible et secret qui occupe une improbable demeure néogothique perchée sur une falaise dunaire, et scrute le grand large avec sa longue-vue de cuivre ? Ses emportements, son odeur de tabac, « son gosier en pente », et le capharnaüm qui témoigne de son passé de marin au long cours, évoquent irrésistiblement le grand ami de Tintin. Avec un vocabulaire moins fleuri et des compétences culinaires en sus (« Ah ! Le mijotage de la daube de poulpe »)
On va aussi croiser l’Africain, garde du corps gigantesque et faux immigré. Un Gitan dit « l’Argentin de Carcassonne », joueur de bandonéon, qui semble évadé d’un film de Tony Gatlif. Gaïa, la vieille maquerelle du Colibri, au prénom de déesse mère, aussi vigilante que virulente.
Et la jeune Mérope dont le « châssis » rectifié au bistouri, lui permet – non sans répugnance pour elle-même – de jouer les bimbos de séries américaines. N’a-t-elle pas perdu son rayonnement comme la nymphe dont elle porte le nom en épousant, pour son argent, le vil Dutilleul, véritable prototype de l’homme d’affaires véreux que l’auteur n’épargne pas ?
Isla Negra se lit avec délectation. Le style de Jean-Paul Delfino est alerte, et il sait ménager la pointe de suspense entre les divers épisodes.
On se prend d’amitié pour ce vieux manoir menacé, non seulement l’érosion d’une falaise, mais aussi par les agissements pervers d’un homme pour son occupant intransigeant, pour ce microcosme de « bras cassés » aux talents variés, échoués autour de Jonas.
Et aussi pour ces deux femmes si différentes, dont la plus âgée connaît tant de secrets, et détient peut-être, la clé de la survie d’Isla Negra…
D’ailleurs, des secrets, ils en ont aussi les quatre solitaires que le rêve d’un homme, soudain, rapproche dans une œuvre commune et libératrice.

Mais derrière la fiction où alternent mystère, réalisme et poésie, l’auteur établit un bilan implacable sur la médiocrité et la cupidité des hommes, hermétiques aux signaux que leur donne la nature à travers, tornades et rêves prémonitoires, Isla Negra devient symbole de la résistance acharnée que peuvent livrer les défenseurs de l’environnement face à l’inéluctable réchauffement climatique, à des promoteurs véreux, aux élus corrompus, à la passivité générale qui facilitent les actions destructrices qu’ils mènent au nom de troubles enjeux financiers.

« La Terre s’est imposé l’Homme pour châtiment » écrivait Pablo Neruda. On ne peut guère que lui donner raison. À travers ce texte allégorique, dans un contexte délétère, alors que planent les menaces de l’effondrement et celles de la vague dévastatrice, il reste des solutions, mais elles sont individuelles.
Pour Gaïa et Mérope, ce sera un acte de présence qui leur fera oublier les turpitudes du passé, les désillusions et la solitude.
Pour nos anti-héros déterminés, elles se trouveront dans l’appel ressenti par Jonas. Et leur action collective sera à la mesure de leurs possibilités.
Contrairement, au prophète dont il porte le nom, même expulsé du ventre de la baleine, le vieux sage qui a depuis longtemps son opinion sur le monde des hommes, n’ira pas mettre en garde les habitants du Ninive local !

« Quelque chose l’attendait depuis toujours, quelque chose se préparait pour lui, là-bas. Au large. Loin de tout. Et il serait là pour l’accueillir. Personne ne pourrait l’en empêcher ».

Il suffirait de larguer les amarres !

Christiane Sistac

Delfino, Jean-Paul, Isla Negra, Ed. Héloïse d’Ormesson, 17/03/2022, 1 vol.
(240 p.), 18€

 

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