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On ne peut que se réjouir de la réédition de ce beau livre, qui dévoile, par une traduction superbe, la pensée singulière et extraordinaire de Lucrèce – cet auteur du Ier siècle av. J-C dont on ne sait finalement que trop peu de choses de sa vie et dont l’œuvre unique scintille parmi les feux trop épars de la littérature gréco-romaine.
Voici donc De rerum natura de nouveau mis en valeur, ce long poème de Titus Lucretius Carus qui donne à lire et à entendre le chant d’une certaine philosophie.
L’on traduit communément le titre de ce livre par La nature des choses, mais le traducteur et l’éditeur, Bernard Combeaud, propose « La naissance des choses » et se justifie ainsi : « La substance chez Lucrèce (natura) est toujours dynamique, non moins que le processus d’engendrement (natura genetrix) ». On mesure, par cette remarque, combien Bernard Combeaud a fait corps, littéralement, avec le texte en utilisant ses très fines connaissances philologiques pour mettre en valeur la puissance de la pensée lucrétienne, ainsi que la beauté de ses hexamètres dactyliques : sa traduction restitue en effet fidèlement le monument antique – et on mesure de fait l’immense travail interprétatif que le latiniste a dû effectuer.
Le livre est une édition bilingue du De rerum natura, et il est composé d’une Correspondance de Bernard Combeaud avec Michel Onfray (une sorte de conversation « à bâtons rompus »), d’un prologue et d’une note sur la traduction, ainsi que d’un ensemble de plus de 300 pages de notes qui se trouvent en fin de volume.

La correspondance avec Michel Onfray – malheureusement interrompue par le décès de Bernard Combeaud, révèle, outre l’amitié intellectuelle des deux hommes, un dialogue de haute tenue sur la valeur de l’œuvre de Lucrèce et sur ses enjeux. Alain Vals avait déjà rédigé une chronique sur l’importance que représente la philosophie lucrétienne pour Michel Onfray : un bréviaire pour nos vies. Dans le dialogue introduisant le texte de Lucrèce, Onfray prolonge sa réflexion en insistant sur la singularité de l’auteur épicurien, qui :

pense le monde avec les dieux, ce qui nourrit d’ailleurs une version optimiste de la philosophie, puisqu’elle donne l’espoir d’un salut immanent par l’imitation des dieux qui incarnent ‘le pur plaisir d’exister’ de qui jubile de l’ataraxie la plus absolue

Michel Onfray consacre de belles pages aux sources mêmes du poème philosophique – véritable gageure pour tout philologue. Provocateur, il écrit que « la question des sources est affaire d’érudition universitaire » : elle est « inutile » en ce sens « qu’un philosophe est d’abord un producteur de sens existentiel, un cartographe du monde qui prévoit de laisser à chacun le soin de tracer sa route dans le paysage cartographié ». Lucrèce est en effet un extraordinaire cartographe qui, en bon pessimiste, observe le réel tel qu’il est « sans illusion, en dehors des mythes, des fictions, des religions dont il effectue une critique radicale ».

La lecture que fait Michel Onfray de la philosophie de Lucrèce est complémentaire des indications données par Bernard Combeaud à ce sujet, qui écrit dans le prologue que le penseur romain est « une grande voix qui médite et calcule au bord de tous les infinis ». C’est, selon lui, « un penseur tragique », « proche d’une philosophie de la « révolte », coûte que coûte maintenue face à l’absurde et à la misère d’un monde sans Dieu ».
Il ajoute que, dans l’œuvre de Lucrèce, c’est « le poème lui-même qui pense » : « qui ne lit point le poète n’entend pas non plus le philosophe, dont la pensée ne s’éveille qu’avec la voix qui la tresse dans les trames nécessaires du vers, à la fois inflexibles et à l’infini renouvelées ». Pour Bernard Combeaud, Lucrèce combine tout à la fois la poésie flamboyante de René Char, la pensée foisonnante de Gilles Deleuze et le savoir scientifique d’Albert Einstein. Bordé de ces prestigieuses références, il faut alors se laisser engloutir par la force du corps poème magnifié par une traduction si fidèle, qui délivre l’âme charmante d’une philosophie inédite :

« Quel poète peut donc, quelle assez puissante poitrine,
Des Choses mises en jour atteindre jusqu’au sublime ? »

Image de Alexandre Blaineau

Alexandre Blaineau

Lucrèce, La naissance des choses, édition bilingue établie par Bernard Combeaud, avant-propos par Bernard Combeaud, préface de Michel Onfray Bouquins & Mollat, La collection, 18/11/2021, 1 vol. (874 p.), 29€.

 

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