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Front kitchen. “Le front des cuisines”. C’est une citation de Lord Woolton, ministre du ravitaillement de Grande Bretagne pendant la Seconde Guerre mondiale, qui a inspiré le titre originel de ce roman.

C’est à vous, ménagères de Grande-Bretagne, que je veux m’adresser ce soir… Nous avons un travail à faire ensemble, vous et moi, dans un travail de guerre d’une importance primordiale. Pas d’uniformes, pas de parades, pas d’exercices, mais un travail qui nécessite beaucoup de réflexion, et beaucoup de connaissances aussi. Nous sommes l’armée qui garde le front des cuisines pendant cette guerre.

L’action se déroule dans la petite ville de Fenley, alors que les hommes sont mobilisés. Pour aider les ménagères à utiliser au mieux leurs rations de nourriture, la BBC organise un concours éponyme, « Front Kitchen », dont la gagnante deviendra, avec Ambrose Hart, un professionnel de la radio, l’animatrice de son émission culinaire. En lice Audrey, mère de trois enfants, qui peine à conserver le toit familial et à rembourser les dettes de son mari, un artiste tué en Allemagne, en organisant un service de traiteur spécialisé dans les tourtes et les quiches. Sa sœur, l’odieuse lady Gwendoline Strickland, qui se venge sur sa sœur de la préférence maternelle, et se montre prête à tout pour remporter le concours, auquel elle a aussi inscrit sa propre cuisinière Mme Quince et son aide de cuisine. Une transmission de savoir s’opère entre Nell, la naïve aide-cuisinière, timide et manquant de confiance en soi et son mentor, qui retrouve à travers elle l’image de sa propre jeunesse. Et enfin, l’ambitieuse Zelda Dupont, qui s’invente une origine française et a exercé comme chef cuisinier en second à Londres. Elle dissimule une grossesse non désirée et attend que le concours change sa vie. Pour toutes ces femmes, le résultat s’avère crucial.
Le roman nous plonge alternativement dans le point de vue de chacun de ces personnages, plus ou moins attachants. L’atmosphère quotidienne de la guerre est restituée va avec ses privations et ses contraintes (black-out obligatoire la nuit, masques à gaz, descente aux abris). On fait la connaissance de prisonniers italiens, qui subissent le conflit avec résignation. Le marché noir enrichit ceux qui s’y livrent, tandis que d’autres, stimulés par la propagande, cultivent des « potagers de la victoire », en réponse à l’appel du gouvernement anglais « Digging for Victory ». Tandis que Zelda apprend aux enfants à différencier les Spitfires des bombardiers allemands, les « raids Baedeker », ainsi nommés, avec un humour tout british, d’après le guide touristique allemand, font des victimes à Canterbury. Même si elle n’a pas été envahie, l’Angleterre a dû faire face à un afflux de réfugiés et à l’évacuation des enfants à l’arrière, après les bombardements de la capitale. Beaucoup de jeunes femmes sont mobilisées dans les champs comme le raconte le roman d’Angela Huth Les filles de Hallows Farm ou la série Land girls. Mme Quince, qui exerce au manoir, l’exprime bien : « Nous sommes un pays en guerre et nous avons besoin de femmes déterminées, des femmes qui vont de l’avant et disent « Ça, je suis capable de le faire. ».
Le roman relève du genre des romans culinaires et propose des recettes à la fin de chaque chapitre. Ce sont des recettes traditionnelles, réinventées dans un contexte de restrictions, qui montrent l’ingéniosité des cuisinières confrontées au manque d’ingrédients, et les prouesses accomplies pour cuisiner les mets les plus inattendus, comme le Spam (sorte de jambonneau en boîte fourni par les Américains) ou la baleine. Figurent au menu : la tourte Woolton ou encore le pain de tête de mouton du ministère du Ravitaillement, les coquilles Saint-Jacques de Zelda (ou merluchon Saint-Jacques, plus accessibles en temps de pénurie), les friands à la sardine de Lady Gwendoline (l’huile de la boîte est récupérée pour la friture), le poulet cacciatore (devenu un lièvre) de Paolo, la tourte à la baleine et aux champignons du chef James, le gâteau aux pommes, au miel et sans œufs d’Audrey, le croquembouche de Zelda. On sucre les desserts avec des carottes ou des betteraves. Dans certaines villes, les animaux du zoo ont été dévorés.
Selon la brochure du ministère :

La Ménagère Avisée 1. Fait ses courses de bonne heure. 2. Transporte ses propres paquets et fournit ses propres sacs et emballages 3. Économise le carburant, l’électricité et le temps. 4. Veille à la santé des membres de sa famille en leur servant au moins un légume cru et un légume cuit par jour. 5. Utilise l’eau de cuisson des légumes pour cuisiner.

Dans cet univers les femmes apparaissent omniprésentes. Les hommes restés à l’arrière sont soit des profiteurs de guerre, soit des favorisés, soit des prisonniers. Le climat du livre rappelle celui du roman Le cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates, d’Annie Barrows et Mary Ann Shaffer, à la différence que Jersey, où se situe l’intrigue, était occupé alors que l’Angleterre résiste. On songe à des figures féminines comme celle de Mme Miniver, film hollywoodien de 1942 sur l’Angleterre confrontée à la menace d’invasion. La rivalité entre les deux sœurs et les figures des deux cuisinières, Nell et Mme Quince, évoque aussi la série Downton Abbey et le monde décrit par John Fellowes. Audrey et son mari artiste cultivent des valeurs aux antipodes de celles de Lady Gwendoline et de son parvenu d’époux. Dans cet univers, les distinctions sociales apparaissent très marquées même si la guerre, en offrant des occasions inattendues à certaines, les aplanira en partie. Ce type de livres fonctionne toujours le même principe, une recette éprouvée par les best-sellers, mais c’est le talent de chacun qui fait la différence, construction des personnages, invention d’un univers romanesque. Le décor de la campagne anglaise, avec ses paysages et ses animaux familiers rappellent l’univers d’auteurs un peu oubliés comme Elisabeth Goudge, qui opposait le caractère paisible de celle-ci à la violence de la guerre. Les compétitions de cuisine ou de jardinage qui jalonnent les différents types de récits, y compris les séries policières comme Agatha Raisin, de M.C. Beaton, donnent au lectorat une plaisante sensation de familiarité et de reconnaissance. On s’identifie à Audrey, confrontée aux difficultés du quotidien, et capable de parler à ses abeilles, mais on peut aussi éprouver de la compassion pour les autres figures de femmes qui cherchent à survivre ou juste à exister dans un pays éprouvé par le conflit mondial. L’évolution du roman permet de nuancer chacun des personnages, d’en comprendre les failles et la fragilité qui se dissimule sous une apparence de dureté, ou inversement la force qui se niche sous l’impression de faiblesse. Les héroïnes du récit se voient confrontées à la révélation de ce qu’elles sont réellement. Si cuisiner renvoie à l’amour et à la sensualité pour certaines, c’est pour d’autres le seul moyen de s’élever socialement.

Tout le savoir-faire narratif britannique se retrouve dans ce roman de Jennifer Ryan, dont le premier, La Chorale des dames de Chilbury avait remporté un grand succès. Un livre ” dont la lecture s’avère aussi réconfortante qu’une tasse de thé par latin gris” selon Booklist. Le thé sert à réconforter Audrey, recevant par la poste les effets de son mari pilote, mort dans le ciel de Düsseldorf, ou d’autres figures du livre, confrontées à la douleur et au deuil. Il préconise, plutôt que l’esprit de compétition, les valeurs d’entraide et de solidarité. Très documenté, il évoque une émission culinaire qui a réellement existé, dans une fiction nourrie des archives et des livres de cuisine de l’époque.

Un roman à dévorer d’une traite, ou à savourer peu à peu, selon son appétit, qui donne à voir le quotidien des ménagères anglaises pendant la guerre, mélange d’angoisse, de privations, d’espoir et d’héroïsme quotidien.

Ryan, Jennifer, Les recettes des dames de Fenley, traduit de l’anglais par Françoise Du Sorbier, Albin Michel , Romans étrangers, 02/03/2022, 1 vol. (508 p.), 22,90€.

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Marion Poirson-Dechonne

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