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Plus une époque est éloignée dans le temps, plus il est difficile de la faire revivre. Mille détails des gestes quotidiens nous sont inconnus. Il n’est pas moins complexe, même si c’est le propre du romancier, de restituer des caractères véritables. Il y a bien sûr une permanence des passions humaines, mais comment savoir quelles pouvaient être les pensées de femmes et d’hommes ayant vécu des siècles voire des millénaires avant nous ? Marguerite Yourcenar exprimait bien la gageure de retranscrire ce qu’aurait pu penser et ressentir Hadrien, un homme pris dans un milieu et des fonctions précises, avec son histoire, sa culture, et inscrit dans une époque singulière (comme l’est probablement chaque époque). Tout ce labeur méticuleux et intelligent, ce travail de recherche, les connaissances historiques et littéraires, nécessairement immenses, que pourrait imaginer un lecteur studieux, s’efface derrière le talent de l’excellent écrivain. C’est bien le talent d’Hédi Kaddour qui fait de « La Nuit des orateurs » un grand roman.

À la nuit succédera le jour, mais la nuit semble sans fin sous un règne despotique. Une nuit et quelques heures dans la Rome de Domitien, à la fin du Ier siècle. Pour avoir défendu la province de la Bétique contre les exactions du protégé de l’empereur, le proconsul Bæbius Massa, les sénateurs Herennius Senecio, Pline le Jeune et un certain Tacite, voient menacer leur vie et celle de leur famille, esclaves compris. Tout le monde est surveillé et tout le monde surveille tout le monde ; chacun rapporte à Domitien ses soupçons. Que dire, que faire, que ne pas faire ?

Quelques années après le règne du tyran, Tacite, devenu l’historien que nous admirons aujourd’hui, a écrit dans l’hommage funèbre qu’il rend au général Agricola, son beau-père : « [C]e fut à sa mort trop prématurée un immense dédommagement que d’avoir échappé à cette dernière période pendant laquelle Domitien […] rendit l’État exsangue. » (XLIV, La Vie d’Agricola, traduction de Pierre Grimal.) Il est difficile d’imaginer, de nos jours en Occident du moins, ce que c’est que de vivre à l’ère du soupçon, dans un régime politique où l’on se défie même de ses amis. Tacite, comme Pline, pouvaient publier après l’assassinat de Domitien leurs attaques contre le despote, par comparaison flatteuse avec la dynastie des Antonins qui lui a succédé ; l’un comme l’autre ont pourtant continué à gravir les échelons du cursus honorum durant son règne. Refuser les fonctions dans la république, devenu empire ou tyrannie sans le dire, c’était devenir aussi suspect, donc coupable, que de rédiger un plaidoyer contre l’empereur.

Le phrasé de Hédi Kaddour se déploie, admirablement, dans de longues périodes, qui restituent les pensées des personnages. À chacun des dix-huit chapitres, la nuit progresse et nous suivons un personnage différent, parfois plusieurs, dans le même chapitre. Le narrateur multiplie les locutions latines, traduites sans pédanterie ni lourdeur dans le corps du texte. Elles sont autant de fanaux qui guident le lecteur dans un monde qui n’est pas le sien. Loin d’être fioriture, ces citations renforcent notre ancrage dans une époque étrangère. Ainsi passe la nuit, de psyché en personnage, de dialogue interrompu en monologue intérieur. Car de discours d’orateur, il n’y en a guère : dans un tel système sous la surveillance de la peur, tous réfléchissent à ce qu’ils ne doivent surtout pas dire ; à ce qu’ils peuvent dire ; à qui ils peuvent le dire.

L’ensemble forme un roman, osons le mot, brillant. Mais brillant dans l’obscurité ; il ne faudrait pas donner à Domitien et ses sbires quelques raisons, justifiées ou non (quelle importance ?), de suspecter un complot. Enrobées dans les mots, les opinions se dissimulent : « Domitien lance : “Caius, si tu voyais un serpent dans l’herbe, qu’est-ce que tu ferais ?” Pline regarde les dalles tout autour de lui sans répondre, puis : “Dans l’herbe, César ?” ». Domitien insiste, parle de complot : « Il y a pire que les vrais complots, César, ce sont les faux. » Jusqu’où aller ? « Dans les vrais complots, César, on combat ses ennemis. Dans les faux on extermine ses amis. » Toute l’habileté rhétorique de l’orateur réside autant dans les mots qu’il emploie que dans ceux qu’il dissimule, rapportés par la narration. Alors, la séance de lecture des premiers brouillons d’un certain Pétrone prend tout son éclat. Les passages les plus connus du Satyricon rapportés et décortiqués par le narrateur offrent un succulent et étourdissant moment de fatrasie. Alors on peut tout dire. À une irrévérence succède un langage pur, qui devient parodie grossière et caricature ouverte. La tête tourne au lecteur, comme à l’auditeur de la scène, pris dans une farandole ininterrompue et réjouissante de mots lâchés, l’air de rien.

Tout s’éclaire. L’art, et en particulier celui qui réside dans la force des mots, est une planche de salut pour échapper à l’autocensure que couve un régime arbitraire. La nuit est celle où les orateurs Tacite et Pline mesurent leurs pas et leurs propos. Elle est l’obscurité dans laquelle ils se débattent pour tenter d’échapper à un sort fatal. Elle devient la métaphore de ces heures pendant lesquelles l’écho même des mots serait dangereux pour qui les entendrait résonner. À la nuit de la tyrannie, succédera le jour de l’art et de la littérature.

Marc DECOUDUN
contact@marenostrum.pm

Kaddour, Hédi, « La Nuit des orateurs », Gallimard, « Blanche », 14/01/2021, 1 vol, 21,00€.

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