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Un voyage dans le temps, l’espace, l’imaginaire et la culture occidentale de “Mare Nostrum.”
Ce petit livre (147 pages) est en effet beaucoup plus que le simple récit linéaire des aventures du “fléau des villes, et noble citoyen d’Ithaque” comme se présente lui-même Ulysse dans “l’Odyssée”.
S’agit-il d’un roman ? D’un essai ? D’un micro-traité reprenant les connaissances que nous avons de cette mer fondatrice de l’une des civilisations dans lesquelles nous vivons toujours, en l’occurrence la civilisation occidentale ? En fait, il est tout cela à la fois, avec en plus une dimension qui l’apparente, pour finir, au genre du “digest” ; d’encyclopédie, en l’occurrence.
Il comporte en effet au moins trois niveaux de lecture.
Les tribulations et les histoires extraordinaires de ce voyage, dont le récit qu’il leur en fera vaudra à Ulysse l’intérêt puis la bienveillance de Nausicaa et de son père, roi des Phéaciens, qui du coup l’aideront à rallier enfin, après 10 ans de galère (au sens figuré) en fait, de trière son île d’Ithaque.
Le lecteur embarque ainsi sur les rivages de Troie après sa chute (il a fallu dix ans de combats acharnés), accueilli par Ulysse à bord de l’un des 12 vaisseaux avec lesquels il compte rentrer dans son île natale. Cela ne devrait pas être trop compliqué : environ 500 kilomètres, une broutille pour des marins grecs expérimentés. Sauf que, comme nous le savons tous, Ulysse s’est attiré l’ire de très puissants dieux, qui décident donc de lui mettre des bâtons dans les rames ou dans les voiles. Cette simple croisière va donc se transformer en une interminable odyssée, semée d’embûches et terriblement meurtrière : 12 bateaux chargés de 50 hommes chacun au départ, Ulysse seul à l’arrivée. Tous les autres sont morts en route.
Mais heureusement le lecteur, quant à lui, survit jusqu’au bout : il passera donc successivement par la côte nord de la Grèce, puis le golfe de Gabes (Tunisie), celui de Naples (Vésuve), les îles Lipari, le détroit de Sardaigne, celui de Messine, la Sicile, avant de se trouver propulsé, tel une bille de flipper électronique à l’autre bout de la Méditerranée, dans l’îlot Persil (détroit de Gibraltar) où il restera coincé avec Ulysse dans les bras de la belle nymphe Calypso pendant 7 ans ! Avant de rencontrer les Phéaciens vers Corfou et de finir enfin, à la nage, par aborder le rivage d’Ithaque. Dix ans pour parcourir les 500 kilomètres prévus au départ. Iliade plus Odyssée : 20 ans ! Pauvre et admirable Pénélope, qui l’attend stoïquement pendant tout ce temps !
Outre celles déjà signalées, il rencontre au cours de ce voyage au long cours les créatures ou entités suivantes : des Lotophages générateurs d’oubli (et donc aussi redoutables que le fleuve Léthé qui borde les Enfers grecs), le cyclope Polyphème, victime de sa goinfrerie d’anthropophage et de son immense bêtise plus encore que de la ruse d’Ulysse, Éole, le redoutable dieu des vents (et cette fois, ce sont les Grecs qui seront victimes de leur stupidité), les géants Lestrygons, qui vont anéantir la flottille grecque, puis la redoutable nymphe Scylla, elle aussi friande de chair humaine. Et Charybde, tout aussi dangereux. Puis Hélios, divinité chtonienne antérieure même à Zeus et presque aussi puissante que lui… Indiana Jones fait pâle figure, comparé à ces aventures du fils de Laërte !
Si le livre s’était arrêté là, il aurait certes été très intéressant et amusant, mais n’aurait pas apporté grand-chose par rapport au monumental décryptage du périple d’Ulysse publié par le grand géographe Victor Bérard dans les années 1930.
Mais il y a un deuxième niveau : Vincent Laudet est un scientifique (biologiste) et il saisit l’occasion que lui offre chaque étape du voyage d’Ulysse pour donner au lecteur un nombre étonnamment élevé d’informations dans tous les domaines qui concernent la mer Méditerranée : géologie, courants, flore, faune, économie, civilisations anciennes etc. Quelques exemples, qui ont retenu mon attention : des marées de 2,30 mètres en un lieu précis de cette mer (alors que l’amplitude moyenne partout ailleurs est de 40 centimètres). Pourquoi ? Comment ? Les vents en Méditerranée ; je n’imaginais pas leur nombre et leur diversité. La typologie et l’origine des 160 grosses îles habitées. La civilisation des Nuraghes (Sardaigne). La vipère de Sloane, peut-être inspiratrice de Scylla, ses sept têtes et ses grandes dents acérées. L’hermaphrodisme de certains poissons, “protogynes pour les mérous, protandres pour les daurades” (je n’avais pas la moindre idée de l’existence même de ces termes.)
Et puis enfin, il y a une troisième strate, peut-être la plus intéressante, présente dans tout le livre, un peu comme une coda dans une pièce musicale. Tout d’abord, une réflexion philosophique sur le quasi-mythe d’Ulysse, qui ouvre sur le destin, le libre arbitre, la causalité etc.
Ensuite, un cri d’alerte sur le carnage écologique d’une part et humain d’autre part, avec le cruel désastre des migrants que nous, hommes insensés des XXe et XXIe siècles avons déclenché en cette partie du monde, et ce dans tous les domaines. Je cite sur ce point Vincent Laudet :

Et si Ulysse revenait en Méditerranée ? Que dirait-il de notre monde ? De notre mer ? Il y a fort à parier qu’il serait (…) effondré, désespéré en voyant notre mer telle qu’elle est aujourd’hui. Il se demanderait sûrement pourquoi les dieux nous ont ainsi abandonnés ou plutôt pourquoi, nous, pleins de richesse et d’arrogance, nous leur avons dédaigneusement tourné le dos.

Et il explicite bien sûr ce propos de manière telle que les Lestrygons, Polyphème ou Scylla apparaissent soudain au lecteur comme d’aimables attractions de parc touristique, comparés aux terribles dangers et dégradations que nous avons nous-mêmes générés.
Un mot enfin, pour signaler les très jolies illustrations (une par chapitre) de Paloma Laudet : art naïf, presque d’inspiration aborigène, ce qui ne saurait être plus approprié tant la culture du rêve de cette population est en phase avec celui que véhicule l’Odyssée.
En conclusion, ce livre mérite le plus grand nombre de lecteurs de tous âges, chacun pouvant y trouver un réel intérêt, quelles que soient ses orientations de départ : littéraire, philosophique, scientifique…

Guillaume SANCHEZ
contact@marenostrum.pm

Laudet, Vincent, “Ulysse en Méditerranée”, Les Presses littéraires, “Savoir(s) et connaissance”, 26/05/2020, 1 vol. (147 p.), 15,00€.

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