Cécile Ladjali, La nuit est mon jour préféré, Actes Sud, 04/01/2023, 1 vol. (279 p.), 21,50€.
Retenez votre respiration et préparez-vous à être entraînés dans des abysses océaniques et intersidéraux, là où les voix ont une résonance particulière. Vous serez ballottés par les mots, des flots de mots qui vous portent vers les limbes où l’on n’est plus sûr de bien entendre ou de comprendre ce qu’ils signifient. Laissez-vous emporter par le courant. Progressez en apnée dans un monde alourdi de fluides, du flux des paroles et des pensées des vivants, des morts et de ceux qui évoluent entre les deux états et suivez Tom.
Tom est psychiatre à Tel Aviv. Il s’interroge sur sa vocation, sur la prédétermination des vies, sur l’influence sur les fœtus des événements vécus par les mères qui les portent, sur lui par sa mère quand elle le portait. C’est lui qui nous guide au cours de cette introspection narrée et sans cesse bousculée par ce qui se passe dans sa vraie vie, par l’expérience réelle qui fait intrusion dans sa réflexion et remet en question ses certitudes, lui redonne un élan vital. Tom est seul, enfermé dans ses pensées, et c’est pourtant à travers lui que nous entendons toutes les autres voix.
Dans son service psychiatrique où se côtoient Israéliens et Palestiniens, il nous présente le vieil Hepraïm Steiner, harpiste survivant de la Shoah, polyglotte féru de cinéma français, qui n’a de cesse de le défier. Qui des deux est en réalité le plus fou ? Les discours sous lesquels l’homme noie Tom reflètent-ils mieux la vérité du monde que les théories auxquelles le médecin s’adonne ? Ce que cachent ses grands discours sur les voix qui ne parviennent pas à se faire entendre échappe pour un temps à Tom qui au fur et à mesure obtient de plus en plus d’éléments pour déchiffrer le comportement de son patient et l’aider.
Au quotidien de cette unité hospitalière se joint Roshan. Tom va se battre pour établir le dialogue avec cette jeune Palestinienne qui vient tout juste de tenter de mettre fin à ses jours après avoir finalement découvert, à quelques jours de son terme, la grossesse qu’elle refusait de reconnaître. Son refus de parler au médecin, tandis qu’elle se lie d’amitié avec Hephraïm ne fait qu’attiser le désir – à tous les sens du mot – de Tom de la sauver, de résoudre le conflit israélo-palestinien, de vivre. Vivre et voir la fin des dissensions, contrairement à son père qui s’est tant battu mais a succombé trop tôt pour voir les fruits de ses combats ; trop tôt pour le voir grandir mais qui lui a laissé ses aspirations en héritage.
Parmi les vivants, on croise encore, quoique rapidement, les parents de Roshan et surtout, nous affrontons avec le narrateur sa mère Meredith. Perturbée par l’accident de plongée mortel de sa sœur jumelle, par les derniers moments vécus auprès de celle-ci alors qu’elle-même était sur le point de donner naissance à Tom, par les lubies nées de cette épreuve (ou peut-être de son caractère naturel) cette mère qui tente de s’échapper à elle-même, ou d’elle-même, embarque depuis toujours son fils qu’elle élève seule dans ses folies.
Entre les vivants et les morts, les voix de la plongeuse perdant pied, dans les eaux profondes puis dans le coma, de son premier amour astronaute qui, en parallèle de l’accident, se trouve dans une navette spatiale dont la communication avec la terre est coupée, de Tom dans le ventre de sa mère et à peine celle de son père à travers les souvenirs qu’il a laissés, essaient de percer pour apporter un nouvel éclairage sur le monde qui tourne sans leur prêter aucune attention. Sans s’entendre ou s’écouter, toutes ces voix créent une symphonie, une harmonie, en se répondant les unes aux autres.
Car au-delà des voix de ces personnages, ce sont les interrogations de l’autrice que l’on perçoit. Les ramifications de sa pensée se partagent entre les protagonistes comme si elle menait un dialogue avec elle-même. Ses réflexions, qui ici concordent entre elles, sont distribuées à différents représentants (bien que filtrées par Tom). Cette approche n’est pas sans rappeler celle à l’œuvre dans le genre littéraire antique mettant en scène des banquets grecs et romains où, pour résoudre une question, les philosophes placent différents discours dans la bouche de divers participants afin d’exposer plusieurs facettes d’une même idée.
Parce que le monde qui entoure le raisonnement, la parole, les consciences qui se croisent ne pénètre pas vraiment la bulle (le scaphandre ?) depuis laquelle le lecteur les écoute, ne prend pas véritablement corps et reste comme irréel, certains détails quelque peu déconcertants, voire incongrus – des checkpoints dans le centre d’Israël ? Des frumkas à Tel Aviv alors qu’elles ne sont portées que par des sectaires extrêmement minoritaires et réprouvées dans des quartiers ultraorthodoxes fermés ? De la pluie et de la boue, en été, dans un pays désertique ? Sans compter tout ce qu’est capable de faire une jeune accouchée quelques jours après de la naissance de son bébé (à tel point que le narrateur lui-même en vient à un moment à remarquer que c’est exagéré) et autres menues imprécisions comme des mots en hébreu ou en arabe écrits à l’envers – arrivent à passer sans qu’on leur accorde trop d’importance. Rien n’est grave et ce décor ne ressemblant que de loin à l’existence permet de faire un joli voyage dans un enchaînement de pensées.
Chroniqueuse : Stéphanie E. Binder
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