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Philippe Ségur, La nuit nous sauvera, Buchet Chastel, 06/10/2022, 1 vol. (58 p.), 4,90€.

Dès le début de la pandémie, nombreux furent les intellectuels à prophétiser un changement de société à l’échelle mondiale ; une société plus vertueuse, une société plus respectueuse de l’Homme, une société enfin soucieuse de sa santé, de sa consommation, de la nature, et donc de sa conscience écologique. Notre monde a été confronté à des défis inédits depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : la perte de vies, la récession économique, et l’incertitude politique. Nonobstant, cette crise sanitaire a eu – durant une très courte période – un impact positif sur la conscience environnementale. Comme nous l’escomptions, les restrictions de voyage et la baisse de la consommation ont entraîné une réduction des émissions de gaz à effet de serre, et une amélioration de la qualité de l’air dans de nombreuses régions du monde.
Malheureusement, ces améliorations ont été de courte durée. À mesure que les économies se sont rétablies, les émissions ont repris leur augmentation exponentielle. Nous en avons été témoins l’été dernier : le réchauffement climatique continue de menacer la sécurité alimentaire, la santé publique et la stabilité politique à travers le monde. Comme il est loin le temps, où notre intelligence apprenait à lutter contre les colères et les caprices inexpliqués de la nature. Le progrès n’était alors qu’une suite de petites victoires contre les lois naturelles. Désormais, alors que le progrès semble être à son paroxysme et que l’homme paraît avoir dompté la nature, celle-ci se rebelle contre la médiocrité qui tient le sceptre du monde qu’il domine Nous sommes dans un schéma « effondriste » et – plus que jamais – nous semblons au bord du chaos. Même une troisième guerre mondiale dénucléarisée – qui parait-il se profile – n’aurait aucun effet bénéfique sur la nature.  Le changement de paradigme tant prophétisé et espéré est, de toute évidence, un terrible échec. Alors, ne faudrait-il pas donner un coup de pouce à la nature afin que l’homme passe de la lumière à l’obscurité ? Est-ce la nuit qui nous sauvera ? Là est le thème du petit opus de Philippe Ségur, si riche en enseignements, qu’on se plaît à le relire plusieurs fois, et en particulier la postface qui révèle les multiples dangers de l’écoterrorisme.
La thématique est aussi plausible que simple : Frédéric Weismann, activiste écologiste et employé à la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine, commet l’irréparable : par un acte de sabotage et tout en neutralisant les nombreuses sécurités, il laisse volontairement fermée la vanne permettant le refroidissement du réacteur, puis quitte le site. Mais il n’est pas seul ; il agit au sein d’une structure parfaitement organisée qui neutralise d’autres systèmes d’alertes, permettant à la plus grande catastrophe nucléaire de se réaliser :

Le chaos qui allait en résulter était impossible à prévoir. Mais j'avais confiance. J'avais confiance dans l'humanité. Le choc allait être salutaire, le peuple allait se réveiller. Les foules zombifiées relèveraient la tête. Partout, je le savais, des groupes, des bataillons, des francs-tireurs isolés, des frères et des sœurs que je ne connaissais pas, de tous bords et de toutes obédiences, se tenaient prêts à agir pour reprendre le contrôle de leur vie. Depuis longtemps, la colère grondait, leurs dents grinçaient de rage, couvertes par le tumulte clinquant d'une modernité dont ils ne voulaient pas.

Alors peut-on s’identifier au narrateur ? Là est toute la puissance de l’ouvrage de Philippe Ségur. On occulte les millions de morts qui pourraient découler de cette catastrophe pour plonger dans le paradoxe de l’héroïsme au sein de l’écoterrorisme. Existe-t-il une échelle de valeurs éthiquement compatible entre la violence des actes radicaux et la construction de l’image héroïque à travers notre imaginaire ? Jusqu’où peut-on aller afin de punir les états qui précipitent le monde vers le chaos ? Doit-on sacrifier des millions d’êtres innocents afin d’assener une blessure mortelle au techno-fascisme qui dirige l’humanité ? Ce petit ouvrage est une « pépite », car chaque page recèle un trésor de questionnements philosophiques.

Ce soir, les puissances d'argent, les forces du cynisme venaient de recevoir une blessure mortelle. Elles n'allaient pas succomber tout de suite. Leur agonie pouvait prendre du temps. Mais nous venions de lancer un avertissement à la face du monde, le signal adressé aux exploiteurs que leur morgue touchait à sa fin.

Lorsqu’à la fin de l’ouvrage Frédéric Weismann observe les lumières s’éteindre une à une dans Paris, découvrant la voûte étoilée comme au temps où œuvraient les allumeurs de réverbères, pense-t-il être le sauveur de l’humanité, un nouveau voyageur cheminant vers l’aurore, oublieux de ce que la nuit a laissé dernière lui ? L’auteur prend le soin de prévenir le lecteur en quatrième de couverture de l’ouvrage : « Ce livre est une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé serait purement fortuite. » Prenons garde que cet ouvrage d’anticipation destiné à éveiller nos consciences ne soit pas prophétique ; que la destinée ne devienne pas l’irrévocable ; que, par la folie des hommes, nous ne devenions pas prochainement que des souvenirs.

Plus que jamais, cette phrase extraite du discours d’Albert Camus devant l’Académie Nobel en 1957, est d’actualité : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. » Mais n’est-ce pas déjà trop tard ? Prions pour que la nuit ne nous sauve pas…

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

Auteur de nombreux essai courronés par plusieurs prix littéraires, Jean-Jacques Bedu est le fondateur de "Mare Nostrum - Une Méditerranée autrement" et Président du Prix Mare Nostrum.

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