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Marion Messina, La peau sur la table, Fayard, 23/08/2023, 1 vol. (250 p.), 19,90€

Avec son premier roman Faux départ, Marion Messina avait séduit les critiques littéraires par sa plume cynique dans la veine de Houellebecq. Elle nous revient plus déterminée que jamais avec un roman social explosif n’épargnant aucune institution contemporaine. Un must-read pour ceux qui n’ont pas peur de se mouiller dans le grand bain des illusions perdues.

Éclats de la France contemporaine

La peau sur la table. Un titre malapartien, célinien peut-être. Une ambition littéraire parfaitement justifiée. Là où la plupart des romanciers se contentent de décortiquer gentiment le monde qui les entoure, Marion Messina a recours au scalpel. Rien n’échappe à son œil acéré. Si La peau sur la table nourrit une réflexion réaliste et désabusée sur nos sociétés contemporaines, il n’en demeure pas moins un excellent roman avec un véritable récit polyphonique que l’on prend plaisir à déchiffrer et au travers duquel l’on s’attache terriblement à des personnages dont la détresse nous déchire. Ce qui est absolument prodigieux dans ce deuxième roman, c’est bien cette acuité psychologique avec laquelle Marion Messina saisit ses personnages qui sont tous plus ou moins des archétypes de groupes sociaux particuliers que nous reconnaîtrons aisément dans notre entourage ou à travers nos propres expériences.
Le regard féminin qu’elle porte sur les relations amoureuses et la condition de la femme dans tout ce bric-à-brac contemporain. De quoi susciter l’intérêt de tout un lectorat qui ne rencontre que rarement des personnages féminins dépeints sans fard et intelligemment sur la scène littéraire française, à l’exception de quelques écrivaines comme Virginie Despentes qui se sont emparées de cette nouvelle Amérique à défricher. Femmes au bord de la crise de nerfs, trompées, essorées : à travers les personnages de Sabrina et de Constance que tout oppose socialement, c’est toute une génération de femmes que parvient à saisir Marion Messina, au-delà des repères temporels. Tout comme certains de leurs confrères, qui ont su préserver leurs valeurs, se retrouvent trompés par un modèle de société consumériste et sommaire dans lequel ils ne se retrouvent pas – ou plus.

Un hymne aux invisibles

La peau sur la table fait le pari de conter le déclassement social et la précarité du quotidien, la rage sourde de ceux d’en bas et les mimes désenchantés des élites. À travers le personnage de Paul, un jeune homme trentenaire, Marion Messina rend hommage aux intellectuels de l’ombre, à ceux qui cherchent à se faire une place dans un marché du travail désarticulé et faussé par tout un tas de variables qui défilent en masse. Une manière de nous rappeler que l’habit ne fait pas le moine et que l’élite intellectuelle déclarée comme telle est loin d’avoir le monopole de l’esprit critique…

Au Super U de Cheylard, Paul est boucher. Il est aussi docteur en littérature comparée, mais personne ne le sait, bien qu'on le soupçonne de n'avoir pas tout dit. Paul tient à siéger derrière sa banque réfrigérée le dimanche, jour des grillades, car il est assuré d'avoir une cadence respectable à tenir, ce qui lui évite la caisse vers laquelle on l'expédie de plus en plus souvent. Il y a aussi une raison que Paul ne reconnaîtra pas : il n'a pas d'enfants.

L’écrivaine saisit la cause des agriculteurs à bras-le-corps, elle qui a étudié les sciences agricoles en Normandie avant de se tourner vers des études de lettres. Elle y dénonce la pression exercée par les lobbys pharmaceutiques et la complicité aveugle des institutions face à la vague de suicides qui traverse le milieu agricole. Si elle a volontiers recours à l’humour noir, certaines scènes restent très dérangeantes et ne versent en rien dans le sentimentalisme. On perçoit très clairement la détresse de tout un groupe social qui se retrouve pris au dépourvu par des pièges machiavéliques qu’il leur est impossible de déjouer.

Il n'était guère possible de désigner la sharka comme une des anomalies inoffensives du monde vivant. Pour travestir la réalité, il importa d'utiliser un langage militaire, d'édicter de nouvelles normes, de la présenter aux crédules comme une menace passible de réexpédier l'Europe aux temps des disettes. Le corps administratif redoutait par-dessus tout l'accusation en immobilisme et le battage médiatique. Afin de s'en prémunir, l'État ne lésinait sur aucun moyen, fussent-ils les plus déraisonnés et les plus spectaculaires.

Résistance en Lettres

Marion Messina s’inscrit donc dans la grande lignée des écrivains engagés, un engagement d’autant moins factice que son œuvre – il ne l’échappera à personne – dépeint la France telle que nous la connaissons aujourd’hui. La peau sur la table est le premier roman à traiter véritablement de la crise socio-économique entamée en 2019 sous des aspects si divers. En revisitant le suicide par immolation d’Anas, 22 ans, devant le CROUS de sa ville, l’écrivaine remonte le fil de l’histoire pour donner voix à une jeunesse muselée et pétrifiée. Vient ensuite la satire aussi alarmante que jouissive de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur au travers de deux figures attachantes ; Sabrina, professeure des écoles surmenée, et Paul, doctorant laissé sur le carreau.

Il fut applaudi. Tout devint flou pendant une semaine. Il n'était plus possible de fuir. Puis il postula aux postes ouverts dans l'enseignement supérieur. Il eut un entretien à Grenoble. L'offre publiée semblait avoir été rédigée pour ne convenir qu'au profil du dernier doctorant de la faculté. Il eut un entretien à Montpellier qui se solda par un échec. Il répéta la saynète embarrassante près d'une dizaine de fois avant de capituler.

Peut-on faire plus français que ce roman de Marion Messina ? Je ne pense pas. C’est bien l’esprit des Lumières qui se profile à travers ces pages, une ode à l’esprit critique et une invitation à la révolte. Un dernier cri jeté au ciel pour que “se lève hors des temps une révolution autre, la troisième révolution, de l’esprit“, comme l’écrivait tragiquement Maïakovski dans sa lettre au CC du PCR. Parce qu’écrire un livre comme La peau sur la table, l’éditer, le lire – encore mieux, l’acheter – c’est résister, rêver d’une France abolissant les mirages de la politique et peut-être même franchir un jalon dans l’art de la transcendance. Alors merci à la littérature engagée d’exister, et de continuer à battre tambour jusqu’à son dernier souffle.

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Chroniqueuse : Marion Bauer

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