Maurice-Ruben Hayoun, La philosophie juive, Le Cerf, 13/04/2023, 1 vol, 29€.
Comment réconcilier la science de la nature, système fondé sur des preuves et des raisonnements, avec une idée d’origine ou de provenance supranaturelle, pour ne pas dire divine ?
Ce dilemme entre révélation et raison, que Maurice-Ruben Hayoun pose en liminaire de la préface, ne pouvait mieux résumer la thématique de l’ouvrage. Et partant, l’interrogation sur la raison d’être même de la philosophie juive, que l’auteur s’efforce d’éclairer dès son introduction.
“Peut-on parler, au sein de l’univers mental du judaïsme, de philosophie sans référence à une révélation ni à une tradition d’essence religieuse ?” Autrement dit, si Dieu, somme absolue de toutes les perfections, a pris soin de se révéler à nous, à quoi bon tenter de percer son mystère par la spéculation rationnelle qui part du connu pour accéder à l’inconnu ?
Cette éventualité, certains s’en saisirent, à commencer par les philosophes maïmoninidiens, pour tenter de se rapprocher de Dieu par l’adoption d’une conduite éthique sur terre.
Des préoccupations soulevées dans la philosophie grecque chez Aristote comme chez son maître Platon, qui seront reprises plus tard par les commentateurs médiévaux.
Car c’est au Moyen-Âge, moment charnière d’échange des idées “que la pensée philosophique juive va connaître un grand essor grâce aux bouleversements provoqués par le surgissement de l’Islam”, souligne Maurice-Ruben Hayoun.
Dans un premier temps, entre le IX° et le X° siècle, c’est en effet dans la langue arabe que s’élaborent les prémisses de la philosophie juive. La réflexion de Maïmonide qui a baigné dans le milieu idéologique de cette mouvance musulmane, a été tôt influencée par les œuvres d’Averroès d’Al Farabi et d’Ibn Badja.
Un commun dénominateur unit cependant tous ces penseurs. Ils ont d’abord souligné l’inégalité des intellects humains, illustrant leur propos par l’existence d’un don prophétique présenté comme une grâce divine.
En quelque sorte, Dieu accorderait une lumière surnaturelle à ceux qu’il a bien voulu distinguer d’une grâce particulière.
Comme le spécifie l’auteur, Maïmonide ira plus loin “en interdisant aux non-philosophes l’étude, même très limitée de son ouvrage, car non seulement les analphabètes ne comprendront pas ce qu’il développe, mais cela détruira le peu de lucidité qu’ils avaient auparavant.”
Dans son pertinent avant-propos, Maurice-Ruben Hayoun pose par ailleurs deux questions d’importance. Qu’est-ce qu’un philosophe juif et doit-on être juif pour faire de la philosophie juive ?
À cette dernière interrogation, l’auteur ne peut qu’apporter une réponse positive.
“Tant par leur contribution à la constitution du savoir occidental que par leur théorie des relations entre la religion et la philosophie, il est clair qu’Averroès, au même titre que Maïmonide, Thomas d’Aquin et bien d’autres ont forgé, chacun pour leur part, la personnalité morale et intellectuelle de l’Europe”, commente-t-il.
Autant d’hommes résolus à confronter leur foi à la pensée philosophique parmi lesquels Maître Eckhart a joué une part prééminente, selon le rédacteur de l’ouvrage.
“En s’efforçant de démontrer la vérité chrétienne à l’aide d’arguments naturels propres aux philosophes, le théologien allemand se rapproche considérablement d’Averroès et de Maïmonide, c’est-à-dire de l’ensemble de la tradition gréco-musulmane”, analyse-t-il.
Ainsi, en concluant dans ses commentaires sur les Écritures, à la primauté de l’intelligence sur la nature, du vrai par rapport au bien, Maître Eckhart “ne veut rien moins montrer que l’Évangile selon saint Jean, bien interprété, contient les vérités des philosophes”, ajoute-t-il.
Une fois décortiqué les débuts de la philosophie des sources juives anciennes jusqu’à l’âge classique, puis s’être attardé sur leur maître à penser Maïmonide qu’il avait précédemment évoqué dans plusieurs ouvrages Maïmonide ou l’autre Moïse et deux autres biographies, Maurice-Ruben Hayoun abordera ensuite avec la même sagacité, l’émergence du judaïsme moderne.
La grande période allemande d’abord, qu’il intitule “Les lumières de Berlin” avec les figures de proue que sont Moise Mendelssohn et Salomon Maïmon. Puis, en mettant l’accent sur l’instant charnière entre le passage des Lumières et la pré-modernité ou il mettra en exergue l’importance de Léopold Zunz, le père fondateur de la Science du judaïsme ainsi que Samson-Raphael Hirsch et Abraham Geiger, dressant de chacun d’eux des portraits aussi concis qu’analytiques.
Une part non moins importante sera ensuite consacrée à la philosophie juive contemporaine, à l’orée d’un XX° siècle sujet à tant de drames, au cours duquel le judaïsme a confirmé sa fidélité aux mutations qui avaient marqué son histoire.
En s’affirmant tel qu’il était, tel que l’indique l’auteur : “comme une religion certes, mais aussi une culture”. C’est dans cet ultime chapitre que Maurice-Ruben Hayoun mentionnera des personnalités plus en rapport avec notre temps telles que Franz Rosenzweig, Gershom Scholem et surtout Martin Buber et Emmanuel Levinas.
Ce dernier nommé pour son idéal de subjectivité “parce que la religion juive a choisi l’homme afin qu’il se sente indispensable dans la recherche du bien-être de l’autre”. Et Martin Buber, l’un des penseurs juifs les plus éminents du XX° siècle, comme il le qualifie, dont l’œuvre majeure du “Je” et du “Tu” tient un rôle prépondérant dans la philosophie du dialogue, “de l’homme à Dieu, à son prochain et à la création.”
Soit, au total une somme des plus exhaustives sur la pensée philosophique juive à travers les âges dont l’analyse fait pleinement autorité.
Chroniqueur : Michel Bolassell
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