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La poule et son cumin. Ce joli titre, aux accents méditerranéens, n’est pas un roman culinaire, bien au contraire. Métaphorique, il renvoie à une réalité plus problématique, celle du Maroc contemporain. Premier roman de Zineb Mekouar, il met en scène deux jeunes femmes, unies par une amitié souvent mise à mal. Kenza et Fatiha ont grandi ensemble. L’une appartient à la noblesse et descend du Prophète. Elle est chrifa, mais, comme le lui rappelle sa grand-mère, la vraie noblesse réside dans le comportement. L’autre est la fille de la bonne. Comme Kenza, traumatisée par le décès de ses parents, a peur du noir, on autorise Fatiha à dormir avec elle. Mais tôt ou tard, les différences sociales vont creuser un gouffre entre les deux jeunes filles.

Le poids des classes sociales

C’est en effet cette inégalité de rang que pointe le roman. Si Kenza et Fatiha éprouvent de l’amitié l’une pour l’autre, leurs amies personnelles contribuent à creuser l’écart. Elles ne vont pas dans le même lycée. Kenza déteste les compagnes de classe de Fatiha, et celle-ci subit le mépris des jeunes filles de bourgeoisie, française ou marocaine, Clémence ou Nadia, qui suivent la même scolarité que Kenza. La bonne de Nadia elle-même méprise Fatiha, invitée à fêter son anniversaire, mais elle a si bien intériorisé l’ostracisme dont elle fait l’objet qu’elle ne parvient pas à avaler une bouchée lors de sa propre fête, organisée par la petite fille de ses patrons, et à laquelle elle se sent étrangère.
Le grand-père de Kenza, Bassidi Abbas, extrêmement conservateur, apparaît comme un seigneur féodal, fidèle à son roi.

Il a été le plus jeune énarque marocain de cette génération. Il est entré à vingt-trois ans au Palais Royal, auprès de Mohammed V un peu moins de trois ans, puis auprès du trentenaire Hassan II. En ce début d’année 1998, Abbas, devenu grand-père depuis dix ans, et mis au placard par la politique marocaine depuis aussi longtemps, ne garde de ses années au pouvoir que sa rigidité militaire. Malgré sa retraite forcée, il trouve en sa femme et son chauffeur de parfaits soldats pour assouvir son besoin de commandement.

Les femmes dans la société marocaine

Si les femmes de la bourgeoisie marocaine peuvent apparaître privilégiées, au regard de celles du peuple, elles ne se trouvent pas pour autant à égalité avec les hommes, comme le montre le livre à chaque instant. Ainsi, Mamizou apparaît comme extrêmement soumise : elle ne contrarie jamais son mari.
« Enfin, son épouse, Zouhour Chérif Falani ne dit jamais non à son mari, et cette attitude révolte Kenza. » Quant à celle-ci, résolument rebelle, elle se heurte à un écueil majeur, celui de la sexualité. Une jeune fille doit rester vierge jusqu’au mariage. Les relations sexuelles existent pourtant, mais au bénéfice des hommes. Ainsi, ils proposent des solutions alternatives, comme la sodomie, ou respectent leur fiancée mais séduisent les domestiques, qu’ils traitent parfois en prostituées (dirhams déposés sur une table de chevet) sans se soucier de blesser la sensibilité des unes et des autres. Leur plaisir est le seul but, ils ne se soucient jamais de celui de leur partenaire. Et, malgré les précautions prises, des grossesses peuvent survenir. Fatiha, qui se retrouve enceinte, fait appel à la mère de son amie Youssra, voyante et faiseuse d’anges, qui lui donne des potions abortives, en mettant sa vie en danger. Le livre décrit en détail ses pratiques, et montre qu’en dépit d’une modernité apparente, des archaïsmes subsistent, en particulier en ce qui concerne la question des femmes. Celles-ci aspirent pourtant à une sexualité libre et dénuée de peur, mais se heurtent sans cesse à des obstacles. Les insultes, les viols parfois, témoignent du mépris masculin à leur égard. Pour certains, comme le vieil épicier, les grossesses et les abandons d’enfants ont le fruit de leur conduite dissolue : « Tu vois, espèce de catastrophe ambulante, où nous mènent vos lingettes démaquillantes ? », crie-t-il à Fatiha. Certaines rêvent de mariages blancs en Amérique, pour échapper à leur vie.

La découverte de la France : racisme et clichés

Le Maroc apparaît comme un lieu exempt de modernité : les deux fillettes sont traumatisées par l’abattage du mouton qu’elles voulaient gracier, (d’ailleurs, elles en convoquent le souvenir quand il leur faut pleurer sur commande) et la peur d’un attentat au moment des obsèques d’Hassan II fait resurgir des coutumes d’un autre temps :

De nombreuses prières sont destinées au prince héritier Mohammed VI et plusieurs sorciers et marabout manipulent encens, peaux de mouton et autres amulettes pour protéger le royaume du mauvais œil.  

Mais la France n’est pas non plus épargnée. Pour Kenza son image, véhiculée par son lycée et les chansons qu’elle affectionne, apparaît d’abord idéalisée avant que son séjour à Paris ne la confronte à une réalité bien différente. Le fils du chauffeur de son grand-père, venu la chercher à l’aéroport, l’emmène dans sa banlieue, créant un premier choc.

Elle n’a aucune idée d’où elle se trouve quand Abdallah se gare devant un immeuble gris aux volets cassés et sales. L’immeuble fait partie d’un ensemble de bâtiments identiques. Aux alentours, des grillages et du bitume. Quelques arbres. Un groupe de trois adolescents en sweat, la tête dans leurs capuches ou sous une casquette FC Nantes, chuchotent. Lorsqu’ils les voient, ils marmonnent un slam et décampent.

Rayan, le fils de ce dernier, vêtu d’un faux Lacoste (« le crocodile a une tête étrange ») l’initie au verlan et aux difficultés des enfants d’immigrés. Elle-même, à son arrivée à Sciences Po, se voit traiter de beurette par Jean-Yves, un de ses condisciples à Sciences Po, un terme qu’elle ne comprend pas : « Pas mal, ton niveau de karaoké. Pour une beurette, je suis impressionné. »
Ses colocataires s’amusent de son accent, qu’elle exagère. Elle doit faire face au racisme et aux clichés concernant son pays et, en dépit de son origine sociale, se heurte à d’insolubles problèmes administratifs.

Des figures attachantes

Ces femmes en souffrance composent une série de personnages attachants, capables de s’entraider malgré leurs différences. Kenza n’hésite pas à voler au secours de Fatiha lorsque celle-ci risque de mourir. Les liens tissés dans l’enfance s’avèrent à la fois fragiles et solides. Le souvenir d’une chasse aux papillons, réitérée à l’âge adulte, apparaît comme symbole de cette relation ténue, et qui pourtant persiste, en dépit des aléas de la vie. Au milieu d’un certain nombre d’hommes égoïstes, autoritaires, autocrates, le personnage du médecin espagnol apporte un contrepoint lumineux.

Les habitants ont confiance en cet Espagnol de soixante ans, connu pour être le meilleur accoucheur du Maroc. Ses grands yeux verts apaisent et, plus il prend de l’âge, plus sa voix est rassurante. Ses patientes racontent qu’une douleur se reflète dans son regard et explique la sensibilité qui manque à leurs hommes.

Mamizou et la mère de Fatiha apparaissent comme des images maternelles douces et réconfortantes, dans un monde dur pour les femmes, comme pour les homosexuels. Les jeunes se révoltent, choisissent d’emprunter leur propre voie :

Clémence est coach de yoga à New York et le fameux Salim, qui était toujours assis au fond de la classe, a fait son coming out après avoir emménagé à Bruxelles. Ses parents l’ont renié, surtout son père.

L’écriture de Zineb Mekouar, vive et alerte, donne consistance à tous ses personnages.
Un livre sans concession, qui retrace le destin de deux femmes, partagées entre soumission et transgression. L’aspiration au bonheur et au plaisir, les études supérieures, ne suffisent pas à les soustraire à leur destin, dans un pays qui condamne impitoyablement l’avortement et l’amour hors mariage. Mais qu’adviendra-t-il de ces deux héroïnes, au caractère fort, dans une société qui leur interdit certaines formes d’émancipation ?

Mekouar, Zineb, La poule et son cumin, Lattès, La Grenade, 09/03/2022, 1 vol. (276 p.), 19 €.

Marion Poirson-Dechonne

Marion Poirson-Dechonne

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