Juif ? Français ? Il aurait peut-être fallu que j’apprenne à me situer, à arbitrer entre mes deux parts ou, mieux encore, à les concilier, comme le faisaient, apparemment sans peine, les autres membres de ma famille. Je ne récusais pas mon côté de France, il m’appartenait sans discussion et sans effort par le droit et plus encore par ma mère, mais je gardais toujours vis-à-vis de lui une part de quant-à-soi, d’ironie critique, qui m’invitait à rester sur le seuil.
Une identité problématique
C’est en ces termes que se définit le narrateur du roman de Marc Sadoun, L’enfant de l’entre-deux. Protagoniste du récit, il oscille entre deux mondes. Né d’une mère catholique, convertie au judaïsme, et d’un père juif, il passe ses premières années entre l’Algérie et la France, où sa famille vient habiter au moment de l’indépendance. Cette hésitation entre deux choix divergents conditionne toute sa vie. Transposée sur le plan politique, elle le conduit quelque temps en prison. Sur le plan intime, elle le mène d’une femme à l’autre. Le personnage, qui se rêve en rabbin psychanalyste, se détermine à entreprendre une thérapie, sous la direction du docteur Cohen, dont il apprend à la fin que la mère n’est pas juive. La figure paternelle, dont le regard, qui n’est pas sans évoquer l’œil panoptique de Dieu, ne cesse de le poursuivre.
Tiraillé entre deux mondes différents le protagoniste tente, à chaque étape de sa vie, de lui insuffler du sens. L’élève médiocre, qui attend une intervention quasi magique de son père pour devenir meilleur, révèle plus tard son potentiel en optant pour une carrière universitaire, grâce à l’obtention d’une capacité en droit, lui ouvrant les portes de l’enseignement supérieur. Mais cette réussite n’efface pas l’image d’un entre-deux qui constitue pour lui sa place, et dont il a du mal à s’extirper.
Roman ou autofiction ?
Ce beau texte de Marc Sadoun, écrit à la première personne, pourrait tirer vers l’autobiographie, ou l’autofiction, du fait de l’emploi de la première personne (même si tout narrateur s’avère en définitive une création de l’auteur, qui ne doit jamais être confondue avec celui-ci) et de la ressemblance avec la vie de l’écrivain même. Le nom du personnage, Benamar, sur lequel il s’autorise à gloser, s’avère différent du sien, et crée une distance qui pourrait neutraliser l’emploi du « je ».
L’enfance du protagoniste, marquée par la précision des détails sur la vie dans un quartier populaire algérien, et la justesse du ton, puise vraisemblablement dans celle du romancier. Les chapitres sur la rencontre des parents pendant la guerre, de la vie en Algérie dans un quartier populaire, ou le portrait de sa mère apparaissent pétris d’humanité. Hélène, la jeune Française, une exotique blonde aux yeux bleus, suscite la curiosité de ses voisins qui l’invitent, et la désapprobation de sa belle-famille. Devenue juive par amour, elle tente de s’intégrer, même si le motif de sa conversion ne convainc pas les rabbins, qui acceptent néanmoins.
Hélène était souple et bienveillante, elle se plia aux mœurs du lieu. Elle goûta aux nouveaux plats, apprit à les préparer. Elle écouta les prières dites dans une langue étrange dont elle ne connaissait que quelques mots (amen, alléluia) entendus à l’église sans en connaître l’origine et dont elle n’arrivait pas à prononcer les gutturales. » Elle répond, à la question posée par les religieux : « Pourquoi voulez-vous vous convertir ? » par « Parce que j’aime mon mari », une explication aussi simple que déconcertante pour les rabbins, qui s’abstiennent de pousser plus loin l’interrogatoire. Elle ne comprend pas très bien la fonction du mikvé, ni le baptême par immersion qu’elle subit, mais, comme le précise le narrateur, « par cette cérémonie d’immersion dans le mikvé, elle était devenue juive.
L'omniprésence du religieux
Le livre raconte le quotidien d’une famille juive en Algérie, jalonné de pratiques, de rituels, de fêtes, même si ceux-ci ne sont pas toujours observés, en particulier lorsque le père se retrouve de l’autre côté de la Méditerranée, comme si ce déplacement géographique légitimait tous les actes de transgression. Ainsi, l’enfant commande, une fois à Marseille, mû par une impulsion provocatrice, un sandwich au jambon, dont le goût savoureux se mêle intimement à celui de la culpabilité, sentiment qui le poursuit tout au long de son existence. Si la partie chrétienne de sa famille s’efforce à l’ouverture et de tolérance, et manifeste un respect sans faille de la religion des autres, en observant le shabbat par sympathie, son grand-père paternel, en revanche, dont l’esprit a été façonné par une éducation étriquée, ignore tout de ces concepts.
Il n’aimait pas Jésus qui s’était fait passer pour Dieu au mépris de tous les enseignements de la Torah, il aimait encore moins Paul qui avait vogué d’un camp à l’autre, et qu’il rendait responsable de tous les renoncements, il rouspétait contre les catholiques qui avaient oublié leurs origines. ?
En dépit de tout cela, Hélène éprouve une réelle affection pour ce beau-père misanthrope, qu’elle vénère, car tous deux présentent des similitudes de caractère : « Par-delà les frontières, elle avait trouvé un homme qui était de la même race qu’elle, celle des bons et des faibles. » Il lui transmet les fondements de sa religion, et l’aide à comprendre la raison cachée derrière les commandements et la signification des traditions.
Un contexte politique troublé
Né en 1944, le narrateur se trouve confronté à la remobilisation de son père (alors que « le débarquement des Américains en Algérie a eu lieu en novembre 1942 »), la fin de la guerre et la décolonisation, puis le départ pour la France. Il se pose constamment la question de sa judéité, en particulier à travers deux critères récurrents qui sont le nez et le nom. Au moment du conflit franco-algérien, il répète les propos entendus à la radio : « Mort aux fellaghas ! » sans vraiment les comprendre, ce qui lui vaut une violente gifle paternelle, car son père ne croit pas à l’Algérie française. Plus âgé, il se définit, à son arrivée en France, à une absence de conscience politique, avant de subir diverses influences. Au cours de son adolescence, il se trouve confronté à des choix et à leurs conséquences, passant par la case prison.
Premier roman de l’auteur, L’enfant de l’entre-deux nous renvoie à la complexité de la nature humaine, à la difficulté de se situer face à l’altérité, à conquérir son identité quand on se trouve pris entre deux mondes. Il faut un long cheminement au narrateur pour dépasser sa culpabilité, son sentiment d’illégitimité, avant de se sentir à sa place. L’auteur du livre a-t-il connu un parcours similaire ? La décision d’écrire un roman, après des ouvrages universitaires, doit-il s’entendre comme une forme de thérapie ? Entre souvenirs d’enfance, adolescence troublée et accession à l’âge adulte, le livre de Marc Sadoun nous donne à voir des personnages souvent touchants, et toujours empreints d’humanité.
Sadoun, Marc, L’enfant de l’entre-deux, Bouquins, 06/01/2022, 1 vol. (261 p.), 18€.
Marion Poirson-Dechonne
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