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Écrit directement en français, Reine de cœur, le roman de l’écrivain japonais Akira Mizubayashi se définit comme une symphonie en cinq mouvements. Le premier nous présente alternativement 3 personnages : un jeune soldat japonais, que son chef veut contraindre, malgré sa réticence, à décapiter trois prisonniers chinois pendant la guerre sino-japonaise, Anna, une jeune femme enceinte, qui fuit Paris pendant l’exode, puis Ayako, une infirmière japonaise, qui assiste à la mort d’une petite fille et enfin de sa propre mère. Les mouvements suivants nous confrontent à l’histoire de ces trois personnes, et de leurs descendants, en particulier quand une altiste française, Marie-Mizune, lit dans un roman une histoire qui lui semble étonnamment familière.

Un roman pacifiste dans la lignée de Jean-Christophe

Reine de cœur apparaît tout d’abord comme un vibrant plaidoyer contre la guerre, présentée dans toute son horreur et son abjection. La première scène du livre, qui montre l’exécution des soldats chinois, s’avère saisissante.

L’officier victorieux, après avoir jeté un coup d’œil vertical sur le charnier, donne, avec une insouciance dédaigneuse, un violent coup de pied au corps décapité, à ce corps vêtu d’une chemise jaunâtre de toile grossière, à cette masse de muscles tendus à l’extrême, les deux mains liées dans le dos par une corde tressée.

Dans le second mouvement du livre, le protagoniste, obligé de rentrer au Japon par le dernier bateau disponible, est un fervent lecteur de Jean Christophe, un roman pacifiste en 10 volumes, écrit par Romain Rolland, afin de réconcilier la France et l’Allemagne, et dont le héros, comme celui de la Reine de cœur, est musicien. Le journal d’Ayako, la jeune infirmière, mais surtout celui de l’altiste Jun Mizukami, enrôlé dans l’armée, retracent les horreurs de la guerre. À la suite de Murakami, de Masaki Kobayashi et de Chostakovitch, dont il met les citations en exergue, car ils ont inspiré son livre, l’auteur dénonce le fanatisme aveugle de l’armée de son pays, son non-respect des accords de Genève, son mépris de l’ennemi mais surtout de ses propres soldats, justes bons à mourir pour l’empereur.

C’est ainsi que commença, à l’automne 1939, l’interminable voyage de retour de Jun Mizukami vers son pays natal. Un pays en proie à la folie belliciste, au désir d’expansion coloniale, à la politique fanatique d’un État militarisé obligeant tout un chacun à suivre corps et âme la « voie des sujets », désignée par l’empereur, forçant ainsi toute raison et tout esprit critique à s’effacer, à se taire complètement et durablement.

Une dénonciation de l’armée japonaise et de ses exactions

Punitions, brimades, conduisent certains d’entre eux au suicide. La référence à Jean-Christophe traduit bien la tonalité du récit, et sa vive dénonciation de la guerre. Les moments les plus forts du livre résident dans le premier chapitre, et le journal de Jun. L’abdication d’Hirohito donne lieu à des pages étonnantes et étonnées, qui montrent la surprise de Japonais ordinaires découvrant qu’il n’a rien de divin, et qu’il paraît petit et frêle aux côtés de son vainqueur américain, le général Mac Arthur. Ainsi, Ayako, qui a vu leur photographie dans le journal, écrit :

L’empereur qui va voir quelqu’un… C’est du jamais vu, ça ! Ce sont les autres qui vont le voir, normalement… L’empereur, en smoking avec une cravate à rayures, droit comme un piquet devant l’appareil photographique, est un petit homme à côté du militaire américain géant. Celui-ci mesure peut-être vingt centimètres de plus ! Il est en tenue décontractée, sans cravate, les mains sur les hanches. On dirait que le dieu nippon est terrassé par un homme américain. Les gens du pays vont-ils continuer à croire que ce petit homme est un dieu, une divinité sur terre ? 

La force du symbole

Le livre évoque également Hiroshima, et la catastrophe de Fukushima, comme si les choses ne changeaient jamais, même après la guerre. À l’inverse, la musique et la littérature apparaissent réconciliatrices, porteuses de joie et d’espoir. Le livre repose sur un symbole modernisé, qui reprend le sens grec, originel, du terme, cet objet de reconnaissance, tesson ou poterie, que l’on coupait en deux, et dont les deux parties, une fois réunies, s’emboîtaient exactement. Dans Reine de cœur, lorsque les deux amoureux se séparent, ils déchirent la photo pour laquelle ils ont posé, et qui représente leur union. Ce n’est que deux générations plus tard que les deux moitiés, la Française et la Japonaise, se trouveront assemblées à nouveau.

Voilà. C’est une photo d’Anna. À l’origine, les deux photos n’en formaient qu’une. Tu vois, on peut les mettre l’une à côté de l’autre. Les coupes irrégulières des deux morceaux correspondent exactement. Regarde, il y a même la date. Oto retourna les deux moitiés en même temps. Dix idéogrammes étaient écrits perpendiculairement par rapport à la ligne de coupe.

Mais la symbolique des noms joue elle aussi un rôle essentiel dans le récit. Les deux membres du nouveau couple qui se forme s’appellent, l’un Otohiko, « Prince des sons, ou de la musique », l’autre Mizune, « Musique de l’eau », car ils ont en commun le kanji du son, même si les sonorités s’avèrent différentes. Les journaux intimes que le lecteur peut associer viennent combler les ellipses et les lacunes (notamment celles des lettres perdues). La musique et la littérature permettent de rapprocher les personnages. D’une part, en tant qu’artifice narratif : c’est le roman d’Oto qui suscite chez la jeune altiste un effet de reconnaissance. Sur le plan affectif aussi. Leurs goûts communs, associés à leur histoire personnelle, suscitent le sentiment amoureux. Forces de vie, elles permettent de contrebalancer l’horreur et de lutter contre elle. Enfin, l’apprentissage des langues contribue à effacer les barrières, chacun apprenant celle de l’autre. En souvenir de Mizukami, Fernand, l’oncle d’Anna, se met au japonais, tandis que l’écrivain apprend le français pour déchiffrer les passages secrets du journal de son aïeul. Comme lui, Akira Mizubayashi, l’auteur du roman, écrit dans une langue étrangère, une démarche qui permet l’effacement des différences culturelles et l’accès au monde de l’autre. Quant à Jun Mizukami, confronté à la barbarie de sa propre armée, il n’a d’autre ressource que « fuir sa langue », en se réfugiant dans l’emploi du français. Le choix du titre ne doit rien au hasard, car il fonctionne, dans les deux langues, avec des significations différentes. Si en français la reine de cœur, image empruntée au jeu de cartes, désigne l’objet du désir amoureux, en japonais le mot reine signifie « merveilleuse sonorité », et devient le nom propre donné à l’alto du concertiste.

Un roman rythmé par la musique

La structure musicale du livre s’accompagne de titres donnés aux différentes parties : « Un homme, deux femmes », « Le dernier jour », « La musique de l’eau », « Le prince des sons », « Le premier jour ». Ainsi, la musique, omniprésente, modélise l’œuvre dont elle constitue le sujet. En outre, le roman offre de fugaces de passeurs, comme le vieil altiste Vladimir, ami de Mizukami, qui lui a envoyé la partition de Chostakovitch, ou l’inconnu du métro et le libraire de Marie-Mizune, qui vont favoriser sa rencontre avec livre d’Otu. La transmission constitue en effet l’un des motifs prégnants du roman, en particulier celle de deux morceaux de musique, la 8e Symphonie de Chostakovitch et le Don Quichotte de Richard Strauss. La description du concert donne lieu à de très belles pages, qui expriment l’extrême sensibilité de l’écrivain à la musique, et l’organicité de celle-ci.

Ceux-ci (les violons) s’engagèrent alors dans une lente montée vers les aigus, voire les très aigus, tandis que les altos, demeurant à une hauteur intermédiaire, semblaient irriguer le sang de la musique dans tout le corps de l’orchestre. Puis, les cordes se taisant, entrèrent en scène les vents, les bassons entre autres, qui, à côté des clarinettes émettant des accords d’une inquiétante dissonance, suggéraient la sourde angoisse prête à ressurgir à tout moment, en reprenant le motif dessiné par les violons quelques mesures auparavant.

Avec ce livre, Akira Mizubayashi nous offre une histoire pleine d’amour et d’humanité, qui s’attache à montrer le pouvoir de l’art et de la musique, auxquels il rend un magnifique hommage, sur la barbarie, et réaffirme sa foi en l’homme. Par sa construction originale il permet de tisser des liens dans le temps et dans l’espace, en réunissant peu à peu des personnages séparés. Un livre plein d’espoir, affirmant que la mort n’empêche pas de retisser les liens rompus, car les générations suivantes ont pour mission de poursuivre l’œuvre de paix que n’ont pu totalement accomplir celles qui les ont précédés.

Mizubayashi, Akira, Reine de cœur, Gallimard, 10/03/2022, 1 vol. (237 p.), 19€

Image de Marion Poirson-Dechonne

Marion Poirson-Dechonne

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