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La figure de Pierrot hante la littérature, l’art et le cinéma. Candide, naïf, mélancolique, avec son costume ample et son visage maquillé de blanc, Pierrot apparaît comme l’éternel amoureux de Colombine et le rival d’Arlequin. C’est son personnage qui a inspiré le dernier recueil de poèmes de Zéno Bianu, dont le titre, Pierrot solaire, résonne comme un oxymore. Il fait écho au célèbre Pierrot lunaire de Schoenberg, un choix qui ne doit rien au hasard chez cet auteur passionné de musique. Le livre du poète se décline en une série de textes, organisés en chapitres selon une structure précise. L’auteur y célèbre l’origine du monde, dans un recueil où les mythes cosmogoniques, en particulier ceux des Amérindiens, côtoient les avancées scientifiques

l'univers / se love sur lui-même / grand cobra des origines

Son imaginaire se peuple d’étoiles et de cristaux car, en dépit de sa dimension solaire la figure de Pierrot suscite aussi l’évocation des planètes et des galaxies.

 

La libellule miroir / en secousse / de voie lactée. Mais aussi / la libellule / du Big Bang / danse devant nos yeux

S’agit-il d’un effet papillon inversé ou d’une réitération de ce lien immémorial que les poètes établissent entre macrocosme microcosme ? Son sentiment amoureux passe par le regard. Son imaginaire s’ancre dans une poésie élémentaire ou le feu, comme l’air, tient une place prépondérante. Il emprunte des termes aux sciences, faisant ainsi émerger toute une modernité poétique. Ainsi, il renouvelle des thématiques classiques, en particulier l’idée d’une poésie cosmique, par la contemporanéité du langage et l’usage d’un vocabulaire scientifique, qui font intervenir des notions comme photosynthèse ou Big Bang. Vents stellaires, ondes gravitationnelles, lumière perçue comme un miroitement : on pense au film si poétique de Patricio Guzman, Nostalgie de la lumière, mettant en correspondance les ossements perdus dans le désert d’Atacama et la matière dont sont composées les étoiles. Le monde de Zéno Bianu se constitue de mouvements, de vibrations, de pulsations de tourbillons et de vortex. Il évoque la danse, la musique des sphères, la giration de l’univers. Il établit des relations entre macrocosme et microcosme, comme lorsqu’il fait allusion aux « cristaux suspendus de l’esprit ». Les mots aussi sont pour lui des cristaux, de même que Thelonious Monk :

Cristal imprévisible / parti pour la chasse aux astéroïdes

Façon peut-être pour Zéno Bianu de signifier la mort de l’artiste, allé « explorer les ritournelles quantiques les fulgurances fractales ». Usant de ces d’images fortes ou inattendues, dans lesquelles Marcel Proust voyait l’essence de la poésie, Zéno Bianu évoque ce Pierrot solaire, au fond des veines duquel le soleil gicle. S’agit-il ici d’esquisser le portrait de l’artiste en Pierrot, ou, comme l’indique un de ses titres Portrait de l’auteur en poème ?

 

Ne plus parler / Mais laisser la parole / Tomber hors de soi. Comme flocon chu / D'un bambou incliné

L’image des bambous préfigure le dialogue avec les haïkus que l’on trouve vers la fin du livre. Car le sujet de Pierrot solaire concerne bien la poésie, l’art et les artistes. Le poète se définit lui-même comme un  “chercheur d’altitudes internes” qui dit :

J'avance en moi-même / dans le mille-feuille écarlate du cœur. Veilleur de songes /J’allume des torches au bord du ciel

Ces images renvoient à une hérédité rimbaldienne, mais on peut y trouver d’autres allusions, d’autres résonances. Plusieurs poèmes, en effet, fonctionnent sur le mode de l’anaphore. Zéno Bianu a le goût de la répétition incantatoire. Ainsi, dans Poudre d’esprit et revenance des âmes, il réitère une formulation de Ludovic Janvier qu’il s’approprie au point de la faire sienne, si bien qu’on en oublie la citation initiale qui précédait son texte. À partir des vers :

Pas seulement la nuit mais la soif sous la nuit / pas seulement la soif mais le bleu sous la soif

Il s’attache à décliner plus d’une dizaine de variations personnelles.
Sa poésie s’avère intensément musicale. Il célèbre le jazz, en particulier dans un merveilleux poème dédié à Thelonious Monk, qui prend à certains moments la forme de l’anagramme, et surtout de la litanie. Il rend aussi hommage à Coltrane, et manifeste sa passion pour le jazz, dont il tente de transcrire la musicalité en poésie, par le jeu des rythmes, des accents, des pauses, des silences. Il imagine d’improbables rencontres d’artistes qui font se côtoyer dans l’univers sidéral Ernest Pignon Ernest et Alejo Carpentier, Ravel et Vivaldi, Wagner et Billie Holiday, Debussy et Django Reinhardt, avec une prédilection pour les musiciens. Quant à Schoenberg, il le montre offrant un Pierrot solaire à Janis Joplin. Il voit en eux les « Orphées des immensités intimes. » Tout à la fin, sous le titre Reconnaissances, il dresse la liste de ceux qui l’ont inspiré. Il insère dans son texte des citations, comme s’il entamait une conversation avec les poètes, qu’il va poursuivre avec les haïkus, en faisant dialoguer, avec certains d’entre eux, traduits en français par Corinne Atlan, auteur d’un superbe livre sur les brumes et spécialiste du Japon et lui-même, ses propres écrits, qu’il a conçus selon le même principe de dense brièveté. Ailleurs, certains poèmes s’intègrent directement à son texte comme cette citation de Robert Desnos

Il s'avance / c'est comme s'il respirait ces mots mêmes de Desnos / Bonjour la flamme / tu ne me brûles pas / tu me transportes

Avec les italiques pour seule démarcation. L’image du feu a été aussi induite par une citation en exergue de René Daumal, ou, dans un autre poème, par un emprunt à Alejandra Pizarnik, dont la voix, semble fusionner avec celle de Zéno Bianu, qui glisse vers le féminin, en jouant sur la reprise des mots :

Je suis venu / J’ai saisi mon corps / comme une antenne / je suis venue anaphorique

Et si l’image du feu renvoie aussi au mythe prométhéen de Rimbaud, le poète « voleur de feu » devient ici aussi un insurgé, un rebelle. L’auteur se réfère à Artaud, son ami Jacques Prevel ou encore Nerval. Ce labyrinthe des portes qu’il lui faut pousser, ouvrir, forcer, plus qu’une métaphore sexuelle, rappelle l’image de l’auteur d’Aurelia franchissant « les portes d’ivoire et de corne », un motif que lui-même empruntait à la littérature antique. Zéno Bianu évoque par ailleurs Orphée, ou le héros de l’Odyssée, mais aussi : les « prestiges bleuissants » d’Icare « ne craignant pas de se brûler les ailes » car « les poètes sont un peu sorciers, un peu sourciers ». La récurrence de la couleur bleue renvoie parfois au blues, qu’il soit sentiment ou genre musical. Le feu, par ailleurs, évoque l’équilibre instable, lui.
Le recueil met en scène l’organicité des mots, et accorde un rôle prépondérant au corps, parcouru par les vibrations de la musique, de la lumière et de la danse. On retrouve des accents nervaliens dans ces vers :

Le ciel lézarde / ses poèmes / en soleils sombres

Une évocation qui pourrait faire écho au « soleil noir de la mélancolie » d’El Desdichado, tandis que les Sept femmes pourraient renvoyer aux Sept épées d’Alcools d’Apollinaire. Chez Zéno Bianu, le poème porte en lui la réminiscence ce d’autres poèmes. Sans ponctuation, à l’affût des vertiges ou des synesthésies, comme dans ce vers : « là où chaque note bleuit » et célèbre la magie d’une “parole agissante”, qui renvoie au rêve démiurgique de tout créateur.

Ainsi, ce Pierrot solaire, défini comme un veilleur, irradie de sa présence le magnifique recueil de Zéno Bianu, né à Paris d’un père roumain et d’une mère française. La fulgurance de son écriture permet de découvrir un poète pourtant confirmé, et montre qu’aujourd’hui, la véritable poésie souffre d’un déficit d’image et de médiatisation. Héritier des poètes et musiciens qui l’ont précédé, Zéno Bianu signe là un texte intensément personnel, éblouissant, limpide, qui laissera, tel le passage d’une comète, une trace lumineuse dans l’esprit du lecteur.

Bianu, Zéno, Pierrot solaire : poème, Gallimard, 03/03/2022, 1 vol. (145 p.), 18 €

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Marion Poirson-Dechonne

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