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L’autrice Monica Ojeda, si elle vit à Madrid depuis 2016, est née en Équateur voici presque trente-cinq ans. C’est d’ailleurs dans son pays d’origine, plus exactement à Guayaquil, 2e ville du pays et perle du Pacifique, qu’elle plante l’intrigue de son roman Mâchoires, étonnant objet littéraire qui s’élance comme un polar et se transforme peu à peu en réflexion profonde sur le féminin.

Une intrigue de polar pour commencer : Fernanda, jolie lycéenne rebelle et fascinée par les films d’horreur, se réveille dans une cabane au beau milieu de la forêt équatorienne sans la moindre idée du comment et du pourquoi elle se retrouve en ces lieux. Pire, elle s’y éveille en prisonnière, pieds et poings liés face à sa kidnappeuse et geôlière qui n’est autre que sa professeure de lettres, la timide et solitaire Clara. Les deux jeunes femmes ont en commun de sévir au Collège — Lycée bilingue Delta High School for girls, établissement privé et select de la ville où l’on enseigne les préceptes de l’Opus Dei à un troupeau de jeunes filles en fleurs, toutes issues des familles les plus riches de la grande métropole. Problème, les jeunes filles en question, maquillées comme Lady Gaga ou Amy Winehouse, outre le fait qu’elles considèrent leurs enseignants comme des larbins à la solde de leurs puissants géniteurs, ont une fâcheuse tendance à aller à l’encontre des préceptes enseignés et à faire de leur établissement scolaire un temple déluré qui ne déparerait dans les pires teenage movies ou séries TV sur ce thème. Malgré le sage uniforme dont sont parées ces demoiselles, les coups bas sont légion, qu’ils soient destinés aux congénères du même âge ou aux professeurs les plus fragiles. Le petit groupe auquel appartient Fernanda s’illustre particulièrement en se livrant à des jeux toujours plus dangereux, dans le décor lugubre d’un bâtiment désaffecté, loin de la vigilance d’un quelconque adulte et repoussant en toute inconscience les limites ténues entre jeu et tortures physiques ou psychologiques. Dans cet immeuble délabré, à deux pas des buildings rutilants et des résidences sécurisées, les BFF (best friends for ever) marchent sur les margelles du 3e étage, boivent le sang de leurs règles ou jouent à se faire peur en côtoyant une nature sauvage qui s’insinue souvent au cœur de la ville sous la forme d’iguanes, de caïmans, de serpents. Clara, enseignante asociale et terrorisée par ses élèves, n’est pas en reste en termes d’esprit torturé même si le sien est cloîtré sur sa propre intériorité, seulement ouvert à sa mère défunte qui en est à la fois l’invitée permanente et l’inquisitrice. Savamment, l’autrice révèle peu à peu les fêlures respectives de Fernanda et Clara, fêlures qui irrémédiablement ramènent à la situation « polar » de l’ouverture.

Mâchoires est aussi un formidable exercice de style où chaque chapitre surprend d’abord par sa forme, systématiquement différente de celle du chapitre précédent, tantôt dialogues où les prénoms des protagonistes sont remplacés par des initiales impersonnelles, tantôt monologues décousus ou références appuyées et récurrentes à des films d’horreur ou “creepypasta” qui donnent à ce texte un très fort caractère visuel et cinématographique. Quelle qu’en soit la forme, c’est avec maestria que Monica Ojeda tisse, au long des pages, le fil de son propos et développe sa profonde réflexion sur le féminin. Car tout est femme dans Mâchoires où les personnages masculins sont réduits à la portion congrue et aux rôles de faire-valoir ou de froids reproducteurs. Les filles, les femmes, les mères, y sont par contre des êtres complexes dont le roman explore en profondeur les plus profonds abysses, ceux cachés sous le vernis des convenances sociales, familiales et morales. Il fait également la part belle aux relations entre elles, à ces amitiés incandescentes de l’adolescence où tout est permis sous couvert d’inconscience et de jeunesse quitte à blesser, stigmatiser ou bannir. La relation mère — filles est particulièrement explorée et si les génitrices se veulent, à l’instar de toutes les mamans du monde, des louves protectrices, elles se muent ici en crocodiles carnassiers qui finissent par dévorer tout de leurs filles et de leurs aspirations. Quoi qu’il en soit, Mâchoires est un roman qui bouscule, parfois dérange mais il est indiscutablement l’une des très belles surprises de cette rentrée littéraire de janvier.

Ojeda, Monica, Mâchoires, Gallimard, Du monde entier, Trad. de l’espagnol (Équateur) par Alba-Marina Escalón 20/01/2022, 1 vol. (316 p.), 21€.

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Alain Llense

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