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À première vue, son caractère de pavé pourrait effrayer. Pourtant, ses cinq cents pages (et des poussières) se lisent aisément, tant le style alerte et l’histoire attisent la curiosité du lecteur. Le sujet ? Ce que l’on sait de Max Toppard est un titre qui fonctionne comme une antiphrase, car il signifie exactement le contraire de ce qui est énoncé. La vie de ce réalisateur constitue une énigme. Que sait-on de lui ? Pourquoi toute sa vie a-t-il effacé, involontairement ou volontairement, ses traces, au point que son existence même sème le doute. Et d’ailleurs, a-t-il seulement vécu ?

Un art consommé du récit

Le roman fait alterner deux formes de narration. Dans l’une, à la première personne, Maurice Taupard, né en 1899, déroule le fil de sa vie, et raconte comment il est devenu orphelin, comment il s’est débrouillé pour survivre, comment la guerre a fini par le rattraper, etc. En parallèle, se poursuit l’enquête menée (dans un récit écrit cette fois à la 3 è personne) en 1965 par Caroline, une jeune journaliste fascinée par ce mystérieux personnage. L’une des entrées se fait par le biais d’un narrateur, dont on ne sait s’il ment ou dit la vérité (les deux options s’avèrent possibles), l’autre par un point de vue bien plus restreint, dont les découvertes se dévoilent peu à peu. Le savoir du spectateur naît de la confrontation entre ces deux regards, qui ne coïncident pas. Leur décalage invalide le sentiment de supériorité que pourrait éprouver le lecteur, détenteur d’un savoir qui risque de s’avérer illusoire. Ce n’est à la fin de la quête de Caroline que les deux parties se complètent.
Cette structure (du moins dans sa dimension d’enquête) n’est pas sans rappeler celle de Citizen Kane, plaçant le récit sous le signe d’Orson Welles, que l’on rencontre aussi au détour de l’intrigue, et qui s’est lui-même intéressé au pouvoir de l’illusion, grand thème du roman, dans F for Fake. Tout, en effet, pousse le lecteur à douter de la réalité que lui présente le livre. Et, à la suite de Caroline, de se poser des questions. Pourquoi le nom de Max est-il aussi tabou que celui du Docteur Mabuse dans les films de Fritz Lang ? Pourquoi ceux qui l’ont connu refusent-ils d’en parler ? Tous ces éléments contribuent à maintenir l’intérêt du lecteur. Nicolas d’Estienne d’Orves maîtrise à la perfection l’art du roman populaire. À la suite des feuilletonistes du XIXè siècle, ou d’auteurs plus récents, comme Pierre Lemaître ou Joël Dicker, il pratique les techniques les plus addictives, l’obligeant à ne plus lâcher le livre. Le mystère et l’art de brouiller les pistes en font partie.

Le mystère Belphégor

Certains noms propres éveillent en nous des résonances. Celui de Belphégor en fait partie. Pour les baby-boomers, il évoque une série télévisée mythique, adaptée d’un roman. Pour les générations plus jeunes il s’agit d’un film, un remake cinématographique de la série. Le livre décline toutes ces références, du roman d’Arthur Bernède, qui a inspiré la série et, bien avant elle, le film muet éponyme. Ce nom de démon mésopotamien a aussi inspiré un manga et des groupes de punk ou de métal. Mais ici, Belphégor devient Le Belphégor. Il s’agit d’un cinéma un peu vétuste, voué à la démolition au moment de la reconstruction du quartier des Halles, tout près de Saint Eustache (un voisinage qui ne manque pas de sel), lieu où se concentre l’énigme du cinéaste oublié. Sa façade un peu kitsch évoque pour certains les scènes de sabbat dans La sorcellerie à travers les âges. Max Toppard, pseudonyme déterminé par son arrivée en Amérique, (américanisation de son patronyme et lointain parrainage de Linder), est un cinéaste qui a tourné avec les plus grands, mais dont on ignore tout. Caroline, peu à peu, remonte sa piste. Un film vu au Belphégor, où l’on n’accède que sur invitation, constitue une rareté. Sa programmation apparaît très particulière, y compris en dehors des séances spéciales. Accéder à l’une d’elles et assister à une projection constitue une expérience aussi particulière qu’indicible. Caroline elle-même s’avère incapable de décrire (et de comprendre) ce qu’elle a pu y vivre. Au moment de forcer l’entrée, elle s’est vue remettre un bristol inattendu, son carton d’invitation. Dans ce livre, qui s’attache à tout opacifier et multiplie les zones d’ombre, la lumière joue un rôle primordial, Citation en exergue, phare que le père du héros est chargé d’électrifier, ou figure de Lucifer, auquel l’enfant se trouve brièvement assimilé. Quant à la révélation finale, surviendra-t-elle, ou s’agit-il juste d’un leurre pour maintenir captif le lecteur ? Un lourd secret, qui pose la question de la déontologie de la création, pèse sur le récit.

Des personnages fascinants

D’un côté, Caroline représente l’image même du journaliste enquêteur, qui, depuis Rouletabille, se décline dans les romans et les films policiers. Le personnage de Kane était lui aussi un grand patron de presse, inspiré par Randolph Hearst. De l’autre, le mystérieux Max/Maurice, solitaire par nécessité, malgré l’amour qui le relie toujours à son père ou les amitiés contractées sur le front. Et l’étrange groupe de ses amis de guerre, qui constituent Le Trébuchet, retraduit plus loin en Trabuco : Igor Tcherniak, qui rêve d’être écrivain, Benoît Alvarez, l’architecte, William Hodwin, le compositeur. Leur amitié se concrétise dans un projet artistique commun, l’écriture d’un livre, puis semble se défaire à la suite de l’échec de ce dernier, intitulé l’Al -cinéma, « qui est au cinéma ce que l’alchimie fut à la chimie ».

Nous pénétrons ici l’inconscient d’une technique, la part d’ombre d’un art qui, plus qu’un spectacle, touche au cœur même de notre identité, de notre être. Alors seulement pourrons-nous atteindre l’illusion absolue.

À côté de ses héros de fiction interviennent des figures connues du monde du cinéma. Méliès, Max Linder, Pathé-Cinéma pour la France, David Wark Griffith ou Charlie Chaplin pour les Etats- Unis. Jean Vigo apparaît plus tard. Dans un second temps, à l’époque de Caroline, on y croise des célébrités vieillissantes, comme Michel Simon et Jean Renoir. Elle rencontre également Lucien Rebatet, auteur d’une histoire du cinéma et collaborateur, dont Nicolas d’Estienne d’Orves est devenu l’ayant droit de l’œuvre après Pierre Darrigrand, mort d’un cancer. Elle croise Henri Langlois, premier directeur de la cinémathèque de Paris. Le roman, très documenté, parle des origines du cinéma ou de son passage au parlant, des avant-gardes russes et de la Nouvelle Vague, faisant revivre sous sa plume un monde disparu. Certains de ces personnages se retrouvent parmi les invités du Belphégor.

Une mise en abyme du 7e art

Le roman joue sur les effets de miroir, en mettant en abyme le cinéma. Une première forme intervient avec le tournage d’un premier Belphégor. Un autre film, La fin du jour, qui parle d’une maison de retraite destinée aux comédiens, joue sur un type de mise en abyme en brouillant les repères entre réalité et fiction. Ainsi, certains personnages d’acteurs, Cabrissade, Marly ou Saint Clair, dont les noms figurent sur les portes du cinéma, converti en maison de retraite, et présentés comme réels, s’avèrent en fait fictionnels. Ils ont été empruntés à ce même film dans lequel Jouvet, séducteur impénitent, jouait Saint Clair, un acteur se prenant pour Don Juan. Le phare du début pourrait évoquer Le Tempestaire de Jean Epstein. Vampires et mythe de Faust jouent aussi un rôle, avec le contrat imposé par Natan, défini comme un moderne Méphisto. Le roman se réfère enfin à celui de Méduse, avec son bouclier miroir, que Philippe Dubois, dans son livre “L’acte photographique” associait à la pétrification opérée par la prise de vues. Il contribue aussi à cette spécularisation permanente, qui confond le vrai et le faux.

Ce que l’on sait de Max Toppard s’adresse constamment à l’imaginaire du lecteur. Le roman possède tous les ingrédients pour faire un best-seller et se lit très agréablement. Les débuts du jeune Maurice, au sein d’un phare dont son père ingénieur est devenu le gardien, son invraisemblable maîtrise à un âge très tendre (7 ans), de la caméra et sa fascination pour la lumière en font un héros digne de Jules Verne. Après avoir commencé son existence dans un monde sans femmes, il est adopté par des prostituées qui le prennent sous leur aile. Un univers que l’auteur aborde avec humour. Ainsi, on dit de François Mauriac, l’écrivain catholique client d’Huguette, qu’il « s’oecuménise », la prostituée tarnaise toujours prête à satisfaire de nouveaux clients évoque son « côté cathare », et l’un des films érotiques qu’on tourne au bénéfice de la clientèle s’intitule « Sœur Vaseline », dans un perpétuel mélange de sacré et de profane. D’une maison close aux grands studios américains son itinéraire ne cesse de fasciner. Un livre parfait pour cultiver le goût du romanesque qui, depuis l’enfance, sommeille en la plupart d’entre nous, et n’aspire qu’à être activé.

Estienne d’Orves, Nicolas d’, Ce que l’on sait de Max Toppard, Albin Michel, 02/03/2022, 1 vol. (505 p.), 21,90€

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Marion-Poirson Dechonne

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