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Freddy Gomez, Folies d’Espagne, Éditions L’échappée, 12/09/2025, 292 pages, 22€

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Avec Folies d’Espagne, Freddy Gomez ne nous livre pas seulement un recueil d’articles et de préfaces ; il procède à l’autopsie minutieuse d’un espoir révolutionnaire foudroyé et érige un tombeau — au sens musical et poétique du terme — à sa mémoire incandescente. Le titre même, résonnant comme un écho crépusculaire aux Disparates de Goya, nous plonge d’emblée dans cette Espagne tellurique où le songe de la raison engendre des monstres. Mais la “folie” ici n’est pas univoque : elle désigne autant la barbarie du conflit que l’audace inouïe du projet libertaire – cette tentative de faire advenir l’utopie ici et maintenant, au cœur même de la fournaise.

Géologie de la Révolte

Là où Malraux cherchait l’illusion lyrique, Orwell le témoignage moral et Bernanos la condamnation métaphysique de la Guerre d’Espagne, Freddy Gomez, lui, opère de l’intérieur, en héritier d’un exil qui fut sa langue maternelle. Il se situe dans la veine de l’intrahistoria chère à Unamuno : l’histoire vécue à hauteur d’homme, loin des chancelleries. Son ouvrage orchestre une polyphonie ardente où la mémoire intime, la critique historique rigoureuse et une fidélité libertaire sans concession s’entrelacent. Il ne s’agit pas de passer l’histoire au peigne fin, mais, selon l’injonction impérieuse de Walter Benjamin, de la brosser à rebrousse-poil, de saisir “l’instant de danger” où le passé des vaincus risque de disparaître une seconde fois, enseveli sous les strates de l’historiographie dominante – qu’elle soit stalinienne ou libérale. Le lecteur pénètre alors non pas dans un mausolée figé, mais dans une faille sismique : une géologie de la révolte, hantée par un panthéon d’ombres nécessaires, une terre dont le sol tremble encore sous le poids des serments inaccomplis et des trahisons consommées.

Le vertige de l'Histoire : ombres et lumières d'une révolution trahie

L’ouvrage s’inaugure par une confession qui fixe le cadre éthique de sa démarche : celle d’un héritage qui est à la fois fardeau et viatique. Dans un préambule saisissant, Freddy Gomez révèle le point nodal de sa quête, ce moment originel qui scelle sa posture : « L’Espagne libertaire, je l’ai tétée au berceau, dans les années 1950, dans une chambre d’hôtel meublé de l’alors populaire 18e arrondissement parisien. » Cette enfance vécue dans l’ombre portée des vaincus, auprès d’un père qui maintenait contre vents et marées la flamme du journal Solidaridad Obrera, érige l’auteur non en juge surplombant, mais en passeur intransigeant. Cet héritage n’est pas une relique figée, mais une praxis forgée dans la résistance culturelle de l’exil : une école de la méfiance envers toute autorité.
Il ne s’agit nullement de célébrer un âge d’or mythifié dans une nostalgie stérile, mais bien de sonder une complexité tragique qui se refuse aux verdicts binaires. C’est à cet instant précis – juillet 1936, l’été court de l’anarchie – qu’il nous ramène, lorsque le rêve libertaire, patiemment mûri par des décennies de gimnástica revolucionaria (gymnastique révolutionnaire), dut brutalement passer « du rêve à la réalité ». De ce choc du réel découlent les apories fondamentales qui constituent le cœur de l’expérience espagnole : la tension mortelle entre la fulgurance de l’auto-organisation populaire (collectivisations agraires, contrôle ouvrier) et la logique d’acier de l’organisation militarisée ; le fossé abyssal entre la pureté de l’Idéal et les compromissions fangeuses de la realpolitik ; la dialectique tragique, enfin, entre un antifascisme devenu impératif de survie et la révolution comme seul horizon pour lequel il valait la peine de vivre et de mourir.

La deuxième mort des anarchistes : du champ de bataille aux labyrinthes de la mémoire

Le cœur de la démarche de Freddy Gomez est un art subtil du contrepoint, où la critique des ouvrages récents sert à révéler la chaîne des enjeux humains et idéologiques. Sa pensée se déploie en auscultant les figures tutélaires de l’anarchisme ibérique, non pour les figer dans le marbre des certitudes hagiographiques, mais pour leur restituer leur tremblante et contradictoire humanité. Durruti, sous sa plume, s’échappe de « l’icône même, le pur, l’incorruptible, l’ange noir », pour redevenir cet homme d’action, ce stratège prolétarien aux prises avec le dilemme insoluble de la militarisation des milices.

En dialogue critique serré avec les travaux essentiels de Miquel Amorós ou Clément Magnier, Freddy Gomez cartographie les trajectoires sinueuses de figures complexes comme Jaime Balius (Les Amis de Durruti) ou Cipriano Mera. Il explore ces « reculs et métamorphoses d’une révolution » où la nécessité de la guerre finit par dévorer l’âme des révolutionnaires, confrontés à la montée en puissance de la contre-révolution stalinienne et à la restauration de l’appareil d’État républicain. L’auteur dissèque avec une précision chirurgicale le poison du “possibilisme” ou “ministérialisme” : cette logique qui conduisit les instances dirigeantes de la CNT-FAI à intégrer le gouvernement, sacrifiant les conquêtes révolutionnaires sur l’autel de l’unité antifasciste.

Son analyse exhume les débats déchirants qui fracturèrent le mouvement face au dilemme, digne d’une tragédie grecque : « faire la révolution et/ou défendre la république ». C’est le conflit d’Antigone qui se rejoue : la loi immanente de la conscience révolutionnaire contre la loi de la cité assiégée. Freddy Gomez se garde de trancher rétrospectivement. Il polit les angles de chaque argument, redonne voix aux dissidents magnifiques et lucides comme Camillo Berneri – assassiné par les staliniens lors des journées sanglantes de mai 1937 à Barcelone –, et montre comment la logique implacable de l’urgence a imposé sa loi de fer. Sa méthode oscille sans cesse entre l’élan dionysiaque de la mémoire insurgée et la rigueur apollinienne de l’analyse critique, une tension dialectique qui donne à sa prose sa force vibrante.

Chronique d’une défaite féconde : le prix de l'antifascisme et la postérité d'une utopie

Mais Folies d’Espagne ne s’arrête pas au seuil du tombeau de la révolution. Au contraire, chaque page interroge sa postérité tourmentée, la manière dont son spectre a hanté les décennies de résistance souterraine au franquisme (le maquis libertaire, la figure de Quico Sabaté) et continue d’innerver les questionnements contemporains. L’ouvrage constitue également une charge féroce contre l’amnésie organisée de la “Transición” espagnole, ce “Pacte de l’Oubli” qui a marginalisé une seconde fois la mémoire des vaincus libertaires.

La plume de Freddy Gomez, en apparence si ancrée dans le passé, se révèle être une boussole éthique pointée vers notre présent désorienté. L’anarchisme n’y apparaît pas comme une doctrine révolue, mais comme une méthode d’analyse vivante, une interrogation perpétuelle du pouvoir et de la domination sous toutes ses formes. En cela, sa démarche s’apparente à une archéologie foucaldienne des savoirs assujettis, exhumant des formes de résistance écrasées par les discours dominants – qu’ils soient franquistes, staliniens ou libéraux-démocrates. Les débats sur la violence légitime, la mémoire historique et la compromission résonnent avec une acuité particulière aujourd’hui, à l’heure où les nouvelles formes d’antifascisme cherchent leur voie et où le mot « révolution » semble frappé d’insignifiance.

En chroniqueur intransigeant d’une défaite, Freddy Gomez nous invite ainsi à une relecture féconde de l’utopie, qui ne serait ni l’ornement nostalgique d’un passé mythifié, ni le prétexte à un cynisme désenchanté. Tel le Sisyphe de Camus, l’anarchiste selon l’auteur trouve sa dignité, non dans l’assurance de la victoire, mais dans la persistance obstinée de son effort pour maintenir ouverte la brèche de l’émancipation. Il s’agit bien d’une folie, au sens où l’entendait Érasme : une sagesse supérieure qui révèle l’absurdité du monde tel qu’il est et qui, par là même, rend audible la possibilité d’un autre avenir.

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