Le 5 octobre 1988, le Chili décidait de son destin par référendum. Quinze ans après le coup d’État au cours duquel le président socialiste Salvador Allende s’était suicidé, le général Pinochet tentait d’obtenir une légitimité internationale par un plébiscite. L’enjeu était de taille – le proroger dans ses fonctions pour huit années de plus – et le pari est risqué, car en 1980, la même opération référendaire avait conduit au rejet massif de la dictature en Uruguay. Pinochet comptait-il sur un « peuple amoureux du fouet abrutissant » comme eût dit Baudelaire ? Les Chiliens lui montrèrent qu’il avait tort. Dans un contexte de répression, de musellement de la gauche et de division de l’opposition, 53,1 % d’entre eux eurent le courage de défier la junte militaire en lui refusant ce qu’elle demandait. Face aux verdicts des urnes, Pinochet eut l’habileté d’accepter sa défaite, d’organiser la transition en se réservant le rôle de chef des armées, puis de se ménager une retraite comme sénateur à vie. C’est au soir de ce scrutin décisif, vu de manière impressionniste par deux très jeunes filles, qu’Alia Trabucco Zerán situe la scène d’ouverture de son roman. Premières cigarettes, premiers verres, premières drogues. La découverte de la liberté est aussi adolescente.
Des années plus tard, Iquela et Paloma se retrouvent à Santiago à l’occasion d’un deuil familial. Exilée comme un demi-million de Chiliens le furent après 1973 en Europe et ailleurs, la mère de Paloma vient de décéder après avoir émis le souhait d’être inhumée au pays. Son corps est rapatrié par voie aérienne depuis l’Allemagne, mais une éruption volcanique – phénomène relativement fréquent au Chili – détourne l’avion vers l’Argentine. Les deux jeunes femmes décident alors d’aller chercher la défunte à Mendoza, par-delà la cordillère des Andes. Accompagnées de Felipe, le cousin germain d’Iquela, à bord d’une voiture mortuaire, véhicule peu facile à trouver, mais commode pour bivouaquer sur la route, elles se lancent dans un périple de près de quatre cents kilomètres qui sera celui de leur rapprochement dans tous les sens du terme.
Dans un contexte funèbre, mais non dénué de fantaisie, ces retrouvailles sont aussi celles avec leurs souvenirs qui ne sont pas sans tourments ni amertume. Comment marcher dans les traces du passé quand les familles ont versé le tribut du sang au régime militaire ? La renaissance du Chili, en effet, a laissé un goût de cendre à l’instar de celle qui tombe du ciel, poussée par les vents. Pendant la dictature, près de quarante mille opposants politiques ont été arrêtés et torturés, quatre mille d’entre eux ont disparu. Felipe le sait bien. Il voit les morts partout, morts vivants ou pour de bon, vies fracassées, vies soustraites à elles-mêmes dont il fait le décompte. « Comment faire coïncider les mathématiques mortelles et les recensements ? » se demande-t-il. Et plus loin : « Comment on fait pour équilibrer le nombre de morts et le nombre de tombes dans l’histoire ? Comment faire coïncider les squelettes et les listes ? » Encore cette terrible comptabilité, qui fut aussi celle des survivants de l’Holocauste, ne suffit-elle pas à rendre le présent acceptable.
Que peuvent, en effet, espérer retrouver les exilés qui reviennent ? Même leur langue natale, le véhicule de leur mémoire, au fil du temps s’édulcore et s’échappe, dressant de subtiles murailles entre les autres et eux. Les mots « couverture », « cellule », « mouvement », « foyer », ne renvoient pas aux mêmes réalités selon que l’on a vécu la dictature ou que l’on y a échappé. « Tout comme tomber, craquer et parler avaient des significations que Paloma ignorait. » Cette douleur de l’identité, celle de l’être singulier comme celle du groupe, est connue de tous les exilés, de tous les déracinés, de tous les peuples déchirés de la Terre. Paloma et Iquela vont s’y confronter au cours de leur voyage malgré la résistance des mots et de leurs souvenirs. Elles ne sont pas perdues cependant. Il leur reste les sourires, il leur reste la peau contre la peau et les provocations d’un Felipe pour chercher jusque dans le non-sens ce qui demeure intelligible.
Philippe SÉGUR
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Trabucco Zerán, Alia, « La soustraction », roman traduit de l’espagnol (Chili) par Alexandra Carrasco, Actes Sud, 03/02/2021, 1 vol. (205 p.), 21,00€
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