La vie clandestine. Ce titre énigmatique en évoque plusieurs. Celle menée par les membres d’Action Directe, et celle du père de l’auteur, le mystérieux Yves S, dont l’existence intrigue. S’agit-il ici de roman ? D’autofiction ? De vies vécues comme un roman ? Dans la quête de Monica Sabolo, réalité et fiction ne cessent de s’interpénétrer.
Une double quête
Dans le prologue, l’écrivain tente de démêler les origines de cette recherche, qui constituent la genèse du livre. L’achat impulsif d’une buse empaillée, et l’appel téléphonique d’une doctorante, faisant une thèse sur une civilisation précolombienne méconnue, la renvoie à son beau-père, Yves S., qui collectionnait des objets pillés dans les tombes. C’est la figure insaisissable de cet homme étrange, aux gestes équivoques, restée pour elle une énigme, qu’elle tente de retrouver. Est-ce pour cette raison qu’elle refuse de lui restituer son nom, alors qu’il lui a donné le sien ? Réduit à son prénom et cette initiale, comme le Joseph K du Procès ou les personnages de Duras, cette figure, mystérieuse et fantomatique erre à la surface du roman. Yves S. pourrait constituer l’incarnation de ces statues précolombiennes, hommes ou dieux à double visage. Un second déclencheur lui fournit le sujet principal du récit.
« À mon retour, dans l’obscurité marécageuse de mon appartement, j’ai pris une grande décision : j’allais écrire quelque chose de facile et d’efficace, qui aurait des chances de se vendre et me permettrait de survivre. J’ai pensé qu’une histoire vraie, spectaculaire et la plus éloignée de moi possible, me reposerait. » Un vœu pieux : la recherche de soi et du père alterne avec le sujet que lui a fourni une émission télévisée sur l’assassinat de Georges Besse. Elle le croit facile à traiter, mais elle a beau scruter les photos, lire livres et articles, multiplier les rencontres avec les témoins de l’époque, elle ne parvient pas à cerner la vérité. D’ailleurs, cette dernière est-elle univoque, ou aussi mobile et variable que les acteurs du drame, qui en portent chacun une partie. Et pourquoi telle parole serait plus vraie qu’une autre ? Différentes vérités ne pourraient-elles coexister ?
La mémoire fuyante
La première difficulté vient de la méconnaissance totale d’un univers dans lequel l’écrivaine doit peu à peu s’immerger, un univers dont elle ne possède ni les codes ni le langage, n’ayant jamais milité. Elle se heurte aussi à l’absence de documents, car le groupe Action Directe s’avère plus marginal, périphérique que la Fraction Armée Rouge ou les Brigades Rouges. L’intérêt du livre réside en partie dans la révélation que fait l’autrice de sa méthode de travail, ses difficultés, ses tâtonnements. L’histoire que raconte Une vie clandestine est aussi celle de son apprentissage, au cours de l’enquête journalistique qu’elle mène. Il mêle aux rappels historiques une réflexion sur le fait politique, sur le rôle joué par la mémoire, et sur la réception que fait l’autrice d’événements passés. Ils exigent une contextualisation, un tri des sources, une remise en question parfois de celles-ci, (distance par rapport aux termes employés, ou la condescendance qu’elles manifestent) donc un esprit critique, qui ne lui permet pas forcément de démêler le vrai du faux, ou la vie vécue d’un imaginaire puissant, créateur de mythes.
Dans ce travail de reconstruction, la question de la mémoire se révèle primordiale. Sans cesse, Monica Sabolo se confronte aux lacunes, aux déformations, aux dérobades de la sienne, lorsqu’elle tente de redonner forme à son propre passé. Peut-on le recréer s’il ressemble à une toile trouée ? Lorsque Monica Sabolo évoque le travail de son père, elle se souvient des interrogations qui la traversaient :
« Ma mère n’a aucune idée non plus de ce en quoi consistait le travail d’Yves S ; durant ces années-là. Elle l’accompagnait souvent dans ses voyages, mais il ne disait rien. Il en profitait pour faire des affaires, plus ou moins louches, dont elle pressentait que son employeur ignorait tout ». Le culte du secret permet de le rapprocher des membres d’Action Directe, même si Yves S., dont le modèle est Bernard Tapie, se réclame d’un capitalisme triomphant, gangrené par la corruption. À la fin de ce passage, elle évoque une vente de bureaux d’écoliers, par son père, au Sénégal. L’image saisissante de ces chaises, jamais récupérées, clôt le paragraphe : « Elles sont restées là, détrempées, pourrissantes, durant de longs mois, une immense classe fantôme, à perte de vue ». Le spectral, le fantomatique, hantent le texte magnifique de Monica Sabolo.
La difficulté s’amplifie lorsqu’elle interroge les témoins de l’époque. Parfois, elle oublie ce qu’ils lui disent, ou prend des notes illisibles. D’autres obstacles surgissent, concernant la fiabilité des locuteurs. Si les faits sont globalement les mêmes, les versions diffèrent, d’autant que la personnalité des acteurs de l’époque suscite un certain nombre de questions. Qu’y a-t-il de commun entre Joëlle Aubron, issue d’un milieu bourgeois, passant ses vacances dans le château familial, et Nathalie Ménigon, issue de la ruralité, devenues camarades de lutte ? Quel écart observe-t-on entre le présent et le passé, entre l’effroi que leurs actions provoquent, et les survivants qu’elle rencontre pour écrire son livre ? Régis Schleicher apparaît d’abord sous les traits d’un tueur implacable : « La police le surnomme le Premier Lieutenant, ou le Samouraï, en référence au film de Melville avec Alain Delon. On le décrit comme un être solitaire, froid et imprévisible, le plus dangereux, le plus monolithique de tous. » Un de ses avocats affirme « Aujourd’hui, il n’est plus le même homme. » Celui que l’écrivain rencontre, héritier « d’une lignée d’hommes d’honneur », et qui dit avoir voulu se montrer à la hauteur des siens, permet de nuancer le portrait. Le terroriste que caractérisait la radicalité de son engagement, « celui qui détestait les policiers, a tiré sur certains d’entre eux, et les décrit aujourd’hui comme une autre version de lui-même : de jeunes et braves couillons, probablement aussi sincères que lui dans leurs convictions » a visiblement changé.
Chercher l’humain
En quête de vérité, l’auteur du livre tente de traquer les regrets, les remords, chez les témoins qu’elle interroge. Elle y parvient rarement, ou de façon ambiguë. Comment concilier l’horreur des meurtres de sang-froid et la sympathie que lui inspirent certains d’entre eux, Nathalie Ménigon, apeurée à leur première rencontre, qu’elle décrit d’une manière presque tendre : « Ses yeux sont fermés, elle penche délicatement la tête au-dessus du caneton sur son épaule. Il a posé son bec contre sa joue, comme pour lui donner un baiser. » ? Mais avant de la connaître, elle a cru déceler, chez cette actrice du drame, une vulnérabilité à travers les photos prises d’elles. Sa description de Nathalie Ménigon aujourd’hui, discutant avec elle dans une ferme du Sud-Ouest, prend des airs de photographie floue, (tremblement de l’auteur ou de celle qu’elle interviewe ?) et donne la sensation « d’une créature légèrement tremblante dans le brouillard », mais environnée d’une aura : « un rai de lumière tombe sur elle, on dirait que la vapeur nimbe ses cheveux. » L’humain émerge, dans toutes ses rencontres, y compris le pardon posthume à son père, mais le mystère demeure.
Dans un très beau livre intitulé Une histoire émotionnelle du savoir, Françoise Waquet évoque les émotions des chercheurs. Le roman magistral de Monica Sabolo en constitue un vivant témoignage. Enquête et quête de soi se rejoignent, avec une grande honnêteté intellectuelle, qui n’évite pas les zones d’ombre, mais les accepte, en en faisant un angle mort de sa recherche. Très documenté, le livre s’efforce d’approcher au plus près le secret de ceux qui ont tué par conviction politique. D’une écriture juste, précise, concise, superbement maîtrisée, Monica Sabolo dresse un tableau d’une époque révolue, qu’elle s’attache à comprendre et à restituer, avec ses outrances, ses errements et ses secrets.
Un roman passionnant, porté par un style somptueux, qui confirme les promesses d’Éden.
Sabolo, Monica, La vie clandestine, Gallimard, 18/08/2022, 1 vol. (318 p.), 21€.
Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne
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