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Lever de soleil sur le mont Athos

Trouver refuge… Ce somptueux roman de Christophe Ono-Dit-Biot nous entraîne dans une dystopie, très proche de nous, et dont les clés se trouvent dans notre société. Sacha, son épouse Mina et sa fille Irène, après avoir fait l’objet de menaces gouvernementales, fuient un pays gangrené par l’intolérance et le totalitarisme. Ils cherchent à se réfugier dans des monastères du Mont Athos, la « Sainte Montagne ». Ce lieu, qui interdit l’accès aux femmes, conserve une tradition d’hospitalité. Mina disparaît, mais Sacha, et la jeune Irène, habillée en garçon, y trouvent un accueil favorable…

Des allures de roman d’espionnage

Le livre décrit un régime policier, La Famille, dirigé par un chef d’État du nom de Papa, qui fait régner terreur et suspicion. Sacha, qui a osé critiquer ouvertement le régime, a mis sa famille en danger. Aucun lieu ne lui semble sûr, à l’exception du mont Athos, gouverné par les règles de Byzance, qui évoque un espace hors du monde et de ses règles, une bulle temporelle obéissant à la seule loi divine. L’auteur décrit divers types de monastères. Celui qui offre le havre le plus sécurisé est, paradoxalement, le plus traditionnel de tous, régi par la devise : « l’orthodoxie ou la mort », inscrite sur le drapeau noir qui le surmonte :

En rupture totale avec les autorités de leur religion, ils méprisent la politique de rapprochement du reste du monde chrétien et ne digèrent toujours pas le sac de Constantinople par la quatrième croisade en 1204. Oui, ils en sont encore là. Et pas du genre à mollir. Rompus aux grèves de la faim et à la confection de cocktails Molotov, ils n’ont pas hésité à utiliser ces armes chaque fois que le gouvernement grec a essayé de les déloger de leur forteresse.

Moines Mont Athos

Un des moines, qui abat sans sourciller un drone espion, est d’ailleurs un ancien des forces spéciales.  La disparition de Mina renoue avec l’une des thématiques de Plonger et de Croire au merveilleux mais revêt une signification différente. La jeune femme, qui choisit de partir, détient une clé USB remise par son mari. Elle contient un certain nombre de révélations sur Alexandre, le véritable prénom de Papa. Autrefois amis, ils avaient entrepris un voyage en Égypte, dont l’issue mystérieuse n’est révélée qu’à la fin du livre. La clé USB contient un récit de Papa, auquel il manque trois pages, que Sacha tente de négocier. Les deux hommes, jadis très proches, (Sacha n’est d’ailleurs pas un prénom en soi, mais le diminutif d’Alexandre, une proximité qui érige les personnages en doubles) ont suivi des voies divergentes, à la suite de ce voyage fatidique. Pourquoi Alexandre, autrefois amoureux de l’Islam, le pourfend-il aujourd’hui ? Cette fuite, que l’on compare à la fuite en Égypte, et cette énigme constituent les ressorts dramatiques du roman. Les personnages se comportent en agents secrets. L’accueil de Syméon rappelle à Sacha les signes de reconnaissance des premiers chrétiens, dans les catacombes. Un univers de clandestinité et de mystère.

La fascination de Byzance

Citerne de Justinien du temps de Byzance (Istanbul)
Citerne de Justinien du temps de Byzance (Istanbul)

Le livre permet un accès passionnant à la culture byzantine. Sacha, dont le métier consiste à « débloquer l’imaginaire des scénaristes quand ils séchaient », apparaît extrêmement cultivé. L’auteur signale, non sans ironie, qu’il « jouait ainsi le rôle d’un viagra dramaturgique, puisant sans se gêner dans l’Histoire où il n’y avait qu’à se servir. » Il n’éprouve aucun scrupule à nourrir les séries télévisées d’un contenu que les scénaristes assaisonnent d’anachronismes. Quand il s’essaie au cynisme, son épouse le reprend. S’il regrette d’initier sa fille à la culture, peu efficace dans ce contexte politique, elle défend avec ardeur les livres et la culture qui demeure l’ultime rempart contre la barbarie. La mère de Mina, célèbre universitaire, a été le professeur de Sacha.
Comme dans ses précédents romans, Christophe Ono-Dit-Biot célèbre le monde méditerranéen, glissant cette fois de l’Italie à la Grèce. Il évoque les rares femmes qui ont réussi à infiltrer les monastères jalousement gardés et hors du temps. « La Sainte Montagne, dernier fragment de Byzance, le seul qui a survécu à sa chute. Bloqué sur le calendrier julien, à rebours du reste du monde calé sur le calendrier grégorien. ». Dans des pages magnifiques, il en décrit les architectures, la liturgie, les icônes, mais aussi les paysages, dans lesquels la mer occupe, comme avec Plonger et Croire au merveilleux, une place essentielle. Il avait déjà traité de l’éviction des femmes dans Interdit à toute femme et à toute femelle. La figure lumineuse d’Irène (dont le prénom signifie Paix) et la magie de l’enfance brisent le tabou sans créer le scandale. Rebaptisée Irénée, la fillette apporte, dans ce monde d’hommes barbus et vêtus de noir, son innocence et sa fraîcheur.

Moines Mont Athos

Le motif de la transmission

Un thème émerge avec insistance du récit : le sujet de la transmission d’un père à sa fille. Très soucieux d’éducation, Sacha, qui a toujours aimé faire découvrir les musées à Irène, s’attache, de manière pédagogique, à lui expliquer le sens des mots ou des coutumes. Pour parfaire son éducation, il lui dédie un texte, qu’il rédige spécialement pour elle.

Ce "Miroir de la princesse", comme il l’a baptisé, en clin d’œil aux "Miroirs des princes" que les précepteurs écrivaient dans l’Antiquité, et bien après, pour leurs jeunes disciples destinés à régner. Sacha aimait l’image : un livre comme un miroir. Où regarder pour mieux se connaître. Un miroir comme un livre, aussi, pour y lire la route à suivre. Gouverner. Mais d’abord se gouverner.

Contrairement aux Miroirs des princes, traités d’éducation politique, le livre de Sacha n’a d’autre ambition que d’être « une préparation à la vie, à l’usage du monde et à la meilleure manière de l’habiter. » L’auteur dresse une liste des choses, parfois hétérogènes, que Sacha a aimées, et dont il parle, un morceau de corail rouge pêché au large de l’Atlantique, une carte du lac Sevan en Arménie, une « minuscule feuille d’or achetée dans un temple sur pilotis au lac Inle, en Birmanie », une phrase d’Oscar Wilde, l’Annonciation de Carpaccio, et la recette des spaghettis à la puttanesca, dont le nom l’avait séduit. Cet inventaire hétéroclite suscite chez le lecteur des rêves de voyage, et renvoie à l’univers imaginaire du personnage.

Un univers poétique

Sacha, tout comme l’auteur du roman, est un amoureux des mots, dont il tente de raviver la signification originelle. Cette entreprise s’ancre dans toute une tradition poétique, initiée par Mallarmé ou Paul Valéry. Sacha commente ainsi le repas, frugal mais savoureux, décrit avec sensualité, que leur a offert Syméon : « Des agapes, pense-t-il, convoquant l’étymologie du mot. Agapé : l’amour. » L’auteur décrit ainsi les voyages passés de Sacha :

Certes, il s’était enivré d’encens, du spectacle d’ascètes en extase, de Madones aux regards caressants et aux habits étoilés d’or, de jeûnes étourdissants et de marches interminables dans une nature grandiose, mais le désert, "eremos", en grec, qui avait donné « ermite », et donc « bernard-l’ermite », c’était le Graal.

Peuplé de merveilleuses descriptions d’églises et de paysages, le roman s’enivre aussi de mots, faisant rêver le lecteur.

Monastère Mont Athos

Il y avait aussi tous ces noms qui excitaient son imaginaire. Pas seulement "porphyrogénète", mais aussi des noms de lieux-Trébizonde, Césarée ; sans parler du plus beau d’entre eux, Byzance et des noms de rois et de reines qui ne disaient plus rien à personne mais qui faisaient flamber son imagination.

À la suite de Marcel Proust ou Louis Aragon, Christophe Ono-Dit-Biot se délecte de la sonorité des mots et de la magie qu’elle recèle. Ce sont eux qui confèrent à son texte sa profonde puissance d’évocation.
Un superbe livre. Plus qu’un roman d’aventures, une navigation poétique, dans laquelle le lecteur s’embarquera avec délice.

Ono-dit-Biot, Christophe, Trouver refuge, Gallimard, 18/08/2022, 1 vol. (350 p.), 20€.

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Marion Poirson

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