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Avec une grande justesse et une ironie tout à la fois provocatrice et tendre, Indocile nous fait accéder au grand chamboulement tous azimuts qui affecte la vie de Sam et dans lequel elle se laisse couler sans retenue, comme par nécessité impérieuse. Alors que l’élection de Donald Trump vient de se produire, Sam n’est pas seulement stressée par celle-ci comme le sont Matt (son mari) et leurs amis ; elle l’est aussi parce qu’elle se trouve en phase de préménopause qui, comme on le lui laisse entendre, la dirigerait vers cette vieillesse qui va immanquablement faire d’elle une personne sans valeur. Constatant que la société et son propre corps lui sont devenus plus hostiles, le désir qui la taraude depuis longtemps “d’aller à rebours des conventions” s’avère désormais plus urgent que jamais.
Explorant avec lucidité et empathie les décisions radicales d’une femme qui aspire à avoir la main sur le cours de sa vie au risque de se perdre, Dana Spiotta s’attache à mettre à nu les pathologies psychosociales dont souffrent aujourd’hui les États-Unis et, notamment, leurs incidences au sein des classes moyennes cultivées et aisées. Elle dissèque frontalement le jeu complexe de contraintes et d’affranchissements auquel les folles décisions au pied levé de Sam ne manquent de l’exposer.

Quand un nouvel habitat accompagne le désir d’habiter le monde autrement

Comme pour les autres femmes des banlieues aisées de Syracuse dans l’État de New York, la visite de maisons fait partie des passe-temps de Sam. Férue d’architecture, elle admire les constructions du style “Arts and Crafts” qui, au début du 20e siècle, valorisait l’excellence pour tous dans les arts décoratifs. Sur un coup de tête, elle décide seule d’en acquérir une ; située dans la vielle ville de Syracuse, cette maison s’impose d’emblée comme le point d’ancrage et le tremplin de la nouvelle orientation qu’elle souhaite donner à son existence.
Aussitôt propriétaire de cette bâtisse en ruine qu’elle sublime en “sa ruine”, Sam informe Matt qu’elle le quitte car elle “n’en peut plus de leur maison, de nous, de toi”, argumentant “qu’il ne l’aime plus, qu’il la tolère par habitude et par loyauté”. Alors que Matt veut croire que le départ de Sam est l’effet de l’exacerbation de la colère, des maux de chacun suite à l’élection, Sam considère que cette dernière n’est “pas tant la cause de sa défection matrimoniale qu’un facteur parasite”. Gardant l’espoir que leur vie commune reprendra son cours. Matt lui demande juste d’annoncer son départ à Ally, leur fille âgée de 17 ans dont l’avenir attise de plus en plus leurs disputes.
Notamment, Matt suggère de s’attacher les services onéreux d’un conseiller universitaire qui permettra à Ally d’entreprendre ses études supérieures avec un maximum de chances d’avoir une vie future suffisamment sécurisée et confortable. Sam ne veut pas participer à cette démarche “déplaisante et sournoise qui consiste à encourager leur fille à arracher sa place avec les dents”. Elle trouve profondément indécent et aberrant de payer cher une place sur “un canot de sauvetage” au moment où la planète Terre subit “une conflagration d’inondations, d’incendies, d’épisodes caniculaires…” des plus destructrice.
L’installation de Sam dans “sa ruine” est l’occasion pour Ally de lui faire payer le trop-plein d’attention que, depuis ses 14 ans, elle lui porte, jusqu’à contrôler ses relations, sa manière de se vêtir, son téléphone portable…, la mettant ridiculement en porte à faux avec les idées libertaires que, par ailleurs, elle déverse en continu. Pendant plusieurs mois, Ally ne répond pas au message que sa mère lui écrit chaque soir et elle a sa première expérience sexuelle avec un “libertarien débridé, incontrôlé, licencieux” qui, en opposition totale avec ce que Sam lui a transmis, “vante les mérites d’un marché sans entraves dans lequel tous peuvent se livrer à une concurrence équitable” à condition bien sûr de savoir faire les bons choix.

Quand le corps des femmes est l’objet d’un contrôle social

Sam pense qu’en s’installant dans sa nouvelle maison, elle se donne la possibilité de pouvoir enfin exprimer sa vision du monde et défendre les valeurs qui lui tiennent à cœur. Ainsi, elle veut croire que l’habitat qu’elle s’est choisi va lui permettre de se soustraire au consumérisme et à “l’illusion précieuse et vaniteuse du libre arbitre” qu’il magnifie. Mais, c’est sans compter sur les pressions insistantes, jusqu’à l’obsession, de devoir tout faire pour se prémunir de l’effondrement corporel dont, inévitablement, serait porteuse la ménopause non prise en charge.
Installée dans “sa ruine”, elle se rapproche d’abord de femmes qui résistent à ces pressions sur les réseaux sociaux. Elle est par exemple séduite par la drôlerie décapante et l’autodérision de communautés plus ou moins radicales telles que “les vieilles peaux de Syracuse et ses environs” et “les viragos, mégères et harpies hard-core” qui diffusent l’idée d’accepter, en conquérantes responsables, les rides, les cheveux blancs et l’empâtement du corps. Sam cherche alors à se convaincre qu’adopter une apparence non conforme aux diktats qui pullulent sur la gestion appropriée de l’avancée en âge, “c’est prendre le pouvoir sur sa vie”. Cependant, Sam se lasse vite de “l’agressivité disproportionnée” des encouragements en ligne à se revendiquer en tant que femme ménopausée épanouie ; si elle se sent prête à renoncer à la beauté de la jeunesse, elle ne peut se résoudre à ne pas avoir des stratégies pour entretenir son corps.
Sam continue donc à fréquenter assidûment une salle de sport où elle s’astreint à soulever des poids de plus en plus lourds tout en se demandant pourquoi elle le fait ? Elle est particulièrement sensible à ce que lui dit Nico – son coach de 25 ans “incarnation en chair et en os du corps masculin cultivé à plein” – sur la biologie et les théories de pointe en matière de musculation. Par exemple, Sam apprécie que Nico l’amène à distinguer les fibres musculaires à contraction lente de celles à contraction rapides… Elle aime qu’il lui rappelle qu’elle est là pour “maximiser son potentiel, pour faire de vrais gains qu’il est possible de quantifier, de suivre, de mesurer”. Nico sait persuader Sam qu’elle ne fait pas qu’améliorer l’apparence de ses muscles mais qu’elle augmente leur espérance de vie en bonne santé. Quant à Sam, elle se persuade qu’en faisant des efforts physiques de plus en plus conséquents, elle éloigne le moment où les autres vont la classer parmi les femmes ménopausées, celles se trouvant dans la phase de l’existence ou les pertes l’emportent massivement sur les gains. Ici, son désir de prendre le contre-pied des conventions se heurte à la violence du regard d’autrui formé à ostraciser sans ménagement les personnes évaluées dépourvues de ressources exploitables et rentables.

En ayant l’impression que sa vie s’est détachée de la réalité, Sam a le sentiment que cette expérience sur le fil du rasoir lui aura au moins fait prendre conscience de la nécessité de savoir faire la part des choses entre ce qui n’est finalement pas si important, comme vouloir coûte que coûte rester jeune à jamais, et ce qui l’est hautement, comme établir des relations apaisées avec sa fille devenant adulte et sa mère affrontant un cancer ou avoir le courage d’aller déclarer à la police que l’on a été témoin la nuit où un adolescent noir a été abattu par une jeune policière blanche qui l’a cru armé. Roman des mères et des filles dans un pays en train d’imploser, Indocile rappelle, avec intelligence et humour, la vitalité et l’impertinence salutaires de l’esprit de résistance de même que les potentialités de l’utopie lorsque l’on ne craint pas de s’y frotter.

Chroniqueuse : Eliane Le Dantec

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