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Philippe Comar, Langue d’or, Gallimard, 23 mai 2024, 288 p., 21,00 €

Dans une époque troublée en proie à de multiples crises – environnementales, politiques, technologiques – les dystopies connaissent un regain de popularité dans le champ de la littérature. Ces œuvres font écho à nos peurs face à un avenir incertain et ont ce grand mérite de stimuler efficacement l’imagination. Si certains auteurs choisissent de dépeindre des univers orwelliens où l’innovation technologique va de pair avec le rétrécissement des libertés, d’autres préfèrent imaginer ce que deviendra la civilisation après un effondrement généralisé. C’est ce que propose Philippe Comar avec Langue d’or : un saisissant tableau d’une humanité retombée à l’état sauvage.

Une humanité redevenue animale

Le texte se présente comme le témoignage à la première personne d’un de nos lointains descendants vivant à une époque où l’on a perdu jusqu’au décompte des années. Les Hommes vivent désormais dans des meutes où l’individualité n’a plus sa place : “Le typique a effacé l’unique. […] Mais ce nivellement par le bas, loin de nous déplaire, satisfait notre impérieux besoin d’égalité, car nous ne redoutons rien tant que d’être différents et verrions d’un mauvais œil que l’un d’entre nous s’entête à sortir du lot“. Les corps ont subi de profondes mutations : “Nous avons ce qu’on appelle une sale gueule” confesse le narrateur. Les femmes sont des géantes tandis que les hommes ne sont plus que de “ridicules bassets dont la queue traîne par terre“. Ces corps difformes sont cependant devenus les principaux vecteurs de toute communication. L’esprit est méprisé et la parole ne se limite plus qu’à une poignée de borborygmes : “Souffrons-nous d’une contrariété, d’un mauvais sentiment, d’une idée insolite ou d’un désir impérieux, aussitôt – c’est-à-dire avant même que ce qui nous tourmente n’ait eu le temps de faire un détour par la conscience – nos peaux rougissent, nos poils se hérissent, nos visages grimacent, nos sexes se dressent. Spasmes, tremblements, agitations, turgescences sont notre manière d’être au monde.”

Le récit d’un apprentissage

Le narrateur, surnommé Fifi, est prisonnier d’une cave sur les murs de laquelle il grave au scalpel son témoignage. En effet, suivant les enseignements d’un nommé Domino, “Chateaubriand en peau de bête“, il a appris à lire et à écrire, amassant dans son terrier outils et bibelots de l’ancien monde ainsi que des centaines de livres, récupérés dans les ruines de la Grande Bibliothèque. Redécouvrant la langue française à l’aide des grammaires et des œuvres des grands auteurs du passé, il s’exprime avec la richesse de vocabulaire d’un académicien, manie avec gourmandise l’imparfait du subjonctif et les cadences de la rhétorique. La grande originalité du roman est ainsi de brosser le tableau d’une humanité en déliquescence avec une verve toute hugolienne ! Pour transmettre cet amour des mots, le narrateur a enlevé une enfant qu’il a baptisée Lalie, diminutif d’Eulalie (étymologiquement, celle qui parle bien). La séquestrant dans son terrier, qui n’est rien de moins que ce qu’il reste du Mastaba de l’artiste contemporain Jean-Pierre Reynaud à la Garenne-Colombes, Fifi découvre les joies et déboires de tout pédagogue. Lalie, la mutique devient progressivement loquace, se passionne pour la langue, ses rimes, ses facéties. Mais la claustration dans le terrier finit par devenir pesante et la jeune fille se met à rêver de liberté…

L’anthropologue Françoise Héritier, dans le Goût des mots, paru en 2013, évoquait avec gourmandise l’intimité qu’elle avait dès son enfance tissé avec les mots, dans un rapport très sensuel au langage. On retrouve quelque chose du même ordre dans le magnifique roman de Philippe Comar qui ravira tous les amoureux de la langue française. Au-delà de son intérêt stylistique évident, le livre offre de très belles réflexions sur l’art, l’éducation et ce qui fait la cohésion d’une société. Langue d’or est un petit bijou d’intelligence et de poésie. Un livre qui a déjà l’étoffe d’un classique et que l’on savoure sans vouloir en perdre une seule ligne.

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Chroniqueur : Jean-Philippe Guirado

jeanphilippeguirado@gmail.com

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