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Les éditions “Les Belles Lettres” ont la chance de publier (en plus d’un catalogue plus large) et de bien connaître les textes gréco-latins “arrivés jusqu’à nous, rescapés du naufrage du temps” (p. XI), selon l’expression d’Emanuela Guidoboni. S’il est vrai que l’enseignement du grec et du latin donne parfois l’impression d’une compilation de textes épars, suite sans fin de versions proposées ad vitam par les professeurs, il faut aussi reconnaître l’embarras du profane, du non-spécialiste, devant la richesse et la variété de ce corpus. La collection “Signets Belles Lettres”, dirigée par Laure de Chantal, normalienne et agrégée de lettres classiques, permet de lever cet obstacle en présentant une série d’anthologies classées par thèmes. Après “Rire avec les Anciens. L’humour des Grecs et des Romains”, ou l’été dernier “Ex Machina. Machines, automates et robots dans l’Antiquité”, la collection s’enrichit d’un nouveau sujet, “L’Antiquité en détresse. Catastrophes et épidémies dans le monde gréco-romain”.

La réunion et la présentation des textes ont été confiées à Jean-Louis Poirier, éminent philosophe de l’Antiquité, et déjà auteur, dans la même collection, de “Cave canem. Hommes et bêtes dans l’Antiquité”. Chevalier de la Légion d’honneur en 2005, il a collaboré à l’édition et à la traduction des Présocratiques et des Épicuriens pour la Bibliothèque de la Pléiade. La maîtrise du corpus antique rejoint, en ces temps de pandémie, l’opportunité éditoriale de publier ce nouveau titre. Comment les Anciens pensaient-ils une nature parfois hostile ? Comment réagissaient-ils aux catastrophes ? Quelles explications trouvaient-ils ? L’époque contemporaine n’a pas, tant s’en faut, le monopole de la pensée, et le recours au mythe dans l’Antiquité ne signifie pas l’abandon d’une rationalité. Dans l’entretien avec Emanuela Guidoboni, l’historienne de la sismicité explique bien “qu’il est beaucoup plus probable que ce qui nous semble absurde ou faux soit l’effet de dilatations, de distorsions ou d’exagérations, mais ne soit pas à proprement parler faux”.

Divisée en sept parties, des origines du monde (“I. Au commencement”) jusqu’à “La fin du monde” (chapitre VII), l’anthologie nous permet d’interroger l’activité géologique (“II. Instabilis terra”), le déchaînement des eaux (“III. Innabilis unda”), les épidémies (chapitre IV), les fléaux environnementaux (chapitre V) et les accidents dramatiques (chapitre VI). Évidemment, on se précipite sur les lettres, bien connues, de Pline le Jeune à Tacite, racontant l’éruption du Vésuve du 24 août 79 et la mort de son oncle, Pline l’Ancien. La description précise de Pline a permis aux scientifiques contemporains de reconstituer l’ensevelissement de Pompéi et Herculanum. “[…] Nous voyions la mer refluer sur elle-même et comme refoulée par le tremblement de la terre. […] De l’autre côté, un nuage noir et effrayant, déchiré en tous sens par les tournoiements et les secousses d’un courant de feu, s’ouvrait en laissant échapper de longues traînées de flammes ; celles-ci ressemblaient à des éclairs tout en étant plus grandes.” (Lettres, Livre VI, 20, à Tacite).
Mais c’est évidemment le chapitre sur les épidémies qui retient notre attention. Il est frappant de lire sous la plume d’Hippocrate, de Galien ou Thucydide que, si les explications invoquées sont certes différentes du discours scientifique dont les médias nous entourent depuis maintenant un an, les réactions humaines face au mal inconnu qui les frappe demeurent assez similaires. Dans la spontanéité de nos réactions anthropologiques réside une humilité touchante. “[…] De façon générale, la dureté avec laquelle [cette maladie] frappait chacun n’était plus à la mesure de l’homme […]” écrit l’historien Thucydide. Dépassée, l’humanité se cherche, se console, se cultive, au moyen de la culture, essentielle (souvenons-nous de ces vidéos créatives lors du premier confinement, au printemps 2020), ou de la foi. Quelle que soit l’époque, ces épidémies nous rappellent la fragilité de l’humain, son égalité devant la mort, “puisqu’aucune constitution ne se révéla réfractaire au mal, qu’on la prît robuste ou faible : il vous emportait sans distinction, en dépit de tous les régimes suivis”, poursuit encore le grand historien grec à propos de la peste dite d’Athènes (430-426 av. J.-C.). Grippes et gastro-entérites semblent reculer devant la COVID-19 ou grâce à ces fameux “gestes barrières”. Pareillement dans l’Athènes du Ve siècle, “aucune des maladies habituelles ne sévissait parallèlement au cours de cette période”. De tout temps, “par crainte, les gens refusaient de s’approcher les uns des autres”. Bien sûr, il se trouvait toujours quelques-uns qui “prétendaient à quelque générosité, et qui, par respect humain, entraient, sans regarder à leur vie, auprès de leurs amis”. Ce n’est pas sans nous rappeler bien des comportements, généreux ou moins altruistes, de nos contemporains.

Précédées d’un passionnant entretien avec Emanuela Guidoboni, plaidoyer pour les croisements entre disciplines humanistes et scientifiques, chacune des traductions de textes grecs ou latins, est présentée par Jean-Louis Poirier et resituée dans un contexte global, permettant au lecteur pressé de la comprendre. L’introduction en dit parfois trop, d’autres fois pas assez, mais elle aiguise toujours la curiosité du lecteur. Si l’anthologie est, certes, un vade-mecum, elle invite surtout, c’est bien son rôle, de livre en livre, à étendre nos lectures et le champ de nos connaissances.

Marc DECOUDUN
contact@marenostrum.pm

“L’Antiquité en détresse : catastrophes et épidémies dans le monde gréco-romain : précédé d’un entretien avec Emanuela Guidoboni”, Les Belles lettres, “Signets, n° 34”, 14/01/2021, 1 vol. (295 p.), 15,00€

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