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Guillaume Viry, L’appelé, Éditions du Canoé, 03/09/2024, 160 pages, 16,00 €

Guillaume Viry, artisan d’une prose ciselée et poignante, s’impose dans le paysage littéraire français par son exploration des failles intimes et des non-dits familiaux. Avec L’Appelé, il nous livre une œuvre troublante sur le traumatisme transgénérationnel de la guerre d’Algérie. Le roman suit le destin brisé de Jean, jeune homme happé par la violence du conflit et dont le silence assourdissant résonne à travers le temps. Mais au-delà de la figure fantomatique de Jean, c’est son neveu Julien qui prend le relais, tentant de reconstituer le puzzle d’un passé familial fragmenté et de donner un sens à sa propre existence, hantée par un héritage dont il ignore tout. À travers une écriture heurtée, faite de répétitions et de ruptures, le jeune romancier nous entraîne dans une descente aux enfers, explorant les méandres d’une psyché meurtrie et les silences qui rongent une famille.

L‘Appelé ne se contente pas de retracer l’histoire de la guerre d’Algérie. Le roman prend pour point de départ ce conflit douloureux pour sonder les profondeurs du traumatisme individuel et des ravages du silence sur plusieurs générations. Si le conflit n’est pas au cœur des échanges dans le huis clos familial des protagonistes, les quelques scènes explicites relatées du front algérien se chargent de révéler avec une crudité poignante les traces laissées sur les corps et les âmes de ces hommes par l’enfer du conflit. “On va leur montrer qu’ici c’est pas chez eux “ vocifère Grand Con, incarnation de la brutalité militaire et de la violence gratuite, avant le massacre du village. Ce sont ces séquelles intimes de la violence, les cicatrices invisibles qu’elle grave dans les cœurs et les esprits, qui sont ici mises en lumière par une prose délicate et brute à la fois.

Le gardien de la mémoire : Julien, face à l’héritage du silence

Jean, “l’allongé du deuxième étage de l’asile de Saint-Dizier”, est le spectre mutique qui hante le roman, irrémédiablement perdu dans le labyrinthe de sa folie. Mais c’est Julien, son neveu, né longtemps après le drame, qui incarne le véritable cœur battant et inquisiteur du récit. Pour lui, Jean n’est qu’un nom sur un acte de décès, un numéro de dossier militaire : “le document porte le numéro 000126. Tu es le premier.” Julien n’a aucun souvenir de cet oncle mort trop jeune, et pourtant, il se sent inexorablement lié à son destin. L’absence de Jean devient une présence, un vide qui appelle à être comblé. “Moi Julien je lis l’acte de décès de Jean”, cette simple phrase résume l’entreprise de Julien : donner corps à cette absence, lui donner un visage, une histoire. Il éprouve une forme d’obligation morale, une responsabilité à réparer les failles de la mémoire familiale, à combattre le silence qui entoure le destin de son oncle. Les silences de Joseph, les tentatives maladroites de Louis pour conjurer le passé en brûlant les papiers de son fils – “vais les brûler reste seulement le temps de m’organiser” -, ne font qu’accentuer le besoin de Julien de savoir. Il se lance alors dans une quête, fouillant les archives, les rapports médicaux, interrogeant le peu de documents qui subsistent, comme pour exorciser le fantôme de Jean. “La honte s’accroche à cette place de l’enfant”, écrit Guillaume Viry. Cette honte, c’est celle de l’ignorance, du non-dit, que Julien cherche à combattre. Son obsession pour Jean n’est pas seulement une quête de vérité historique, c’est une quête identitaire. En reconstituant le passé de son oncle, Julien tente de comprendre sa propre place au sein de cette famille brisée, de donner un sens à sa propre existence.

L’Algérie, blessure ouverte : La descente aux enfers de Jean

La guerre d’Algérie n’est pas le sujet central du roman, mais elle en est le traumatisme fondateur, la blessure ouverte qui saigne en silence. Guillaume Viry ne s’attarde pas sur le contexte historique ou politique du conflit. Il nous plonge directement dans l’expérience intime de la violence, sans fard et sans concession. Les quelques scènes du front algérien sont comme des coups de poignard, des images brutales qui viennent percuter la conscience du lecteur. “La colonne fait un tel boucan avec les pompes militaires dans ce coin paumé sans jamais un bruit”, ce passage illustre à lui seul le décalage, la dissonance, entre la réalité de la violence et le silence imposé ensuite au retour en France. L’épisode du massacre du village, décrit avec une cruauté sobre mais poignante – “l’armée française tire, l’armée française tue les ombres” -, montre le basculement de Jean dans l’horreur, sa perte d’humanité face à l’absurdité du conflit. Mais au-delà des actes de violence, c’est l’atmosphère d’angoisse, la tension permanente, l’omniprésence de la mort qui imprègne le récit et marque Jean au fer rouge. “Pas plus d’une journée et moi Jean j’en suis à vomir.” écrit le romancier. Ce vomissement, cette nausée, traduisent le rejet, le dégoût de Jean face à la violence et à l’absurdité de la guerre. La guerre n’a pas laissé de traces externes, ses mutilations n’ont affecté que son être interne, c’est là tout le désespoir de son traumatisme impossible à soigner car difficile à imaginer. Les électrochocs qu’il subira plus

Au-delà des mots : le langage du trauma

Le langage, dans L’Appelé, n’est pas un outil de communication, mais une manifestation du trauma, un symptôme de la souffrance psychique de Jean. Guillaume Viry déconstruit le langage pour en faire le reflet d’une conscience fracturée. “Je ne suis que l’allongement immobile de mon long corps maigre déposé”, cette première description de Jean donne le ton : l’individu s’est déjà transformé en objet, en “allongé”, réduit à la matérialité de son corps. La répétition, omniprésente, devient un tic de langage, un bégaiement qui traduit l’obsession et l’enfermement. “Je ressasse, je ressasse”, ces mots reviennent comme un leitmotiv funeste, scandant la descente aux enfers de Jean. Les phrases courtes, nominales, juxtaposées sans lien logique, figurent une pensée morcelée. Par exemple : “La cour. Le ciel. La nuit”. Les images, souvent brutales, surgissent comme des flashs, des fragments de cauchemars : “Le sang s’écoulant lentement des ombres mortes”. Guillaume Viry utilise également le blanc typographique, les silences dans l’écriture, comme pour marquer l’indicible, ce qui ne peut être dit, ce que la langue ne peut contenir. La communication devient impossible, Jean se mure dans son silence. Seule son expression corporelle subsiste dans des moments de lucidité : “le fusain trace, le fusain répète“, traduisant ses efforts pour exorciser sa mémoire. Le langage se disloque, s’appauvrit, devient cri avant de n’être plus rien : “je ne suis plus”.

Julien ou la lente reconstruction : Un chemin dans la brume

Pour Julien, le neveu de l’appelé Jean, le processus de remontée ne passe ni par un chemin de deuil direct et personnel ni par la rédemption cathartique et définitive. Son chemin s’inscrit dans une transmission inversée de la malédiction originelle du trauma subi par son oncle Jean. Ce transfert fait de Julien non pas le dépositaire passif d’un héritage, mais l’acteur principal d’une enquête pour résoudre l’insondable. Ses moyens et objectifs, dénués de la légitimité ou de la sagesse de l’âge adulte, s’en remettent aux seules intuitions de son enfance qu’une culpabilité confuse teinte d’une étrange excitation à l’idée de percer un mystère familial dont tout le monde se détourne par gêne, dédain, ou résignation.
Construire est une activité centrale à Julien pour s’inventer un lieu d’échange dont la finalité lui est totalement inconnue. C’est un chemin lent qui l’éloigne irrémédiablement du monde des vivants et que Guillaume Viry conclut ainsi : “La pirogue crée les nouveaux vestiges de son passage, l’effacement et la trace ne sont qu’un même sillage.”

L'Appel à la vie : une fresque sur la résilience et l'identité

L’Appelé, au-delà de sa noirceur, n’est pas une œuvre désespérée. C’est un roman puissamment humain qui nous confronte à l’indicible, à ce qui hante l’âme de chacun à chaque étape. Une fresque puissante et obsédante qui résonne dans le silence bruyant de ses mots étouffés, qu’on lit malgré le bruit, ou la musique. Le récit de ces errances reste au plus près de nos doutes intérieurs et interroge subtilement le poids silencieux du passé, la fragilité des êtres, et le difficile chemin vers la construction de soi. À travers l’écriture unique de Guillaume Viry, L’Appelé s’impose comme une œuvre forte et nécessaire, un vibrant appel à ne jamais oublier le prix de la guerre et les séquelles durables que la violence laisse sur les générations.

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