Temps de lecture approximatif : 4 minutes

Le seul nom d’Azouz Begag fait immédiatement resurgir le titre de son tout premier roman autobiographique, paru en 1986 aux Éditions du Seuil, “Le Gone du Chaâba”, dont personne n’a oublié l’impressionnant succès. Mais ce livre à lui seul n’occulte pas l’importante production littéraire qui a suivi. L’enfant du bidonville de Villeurbanne et des HLM de la Duchère, pour qui l’école publique a été l’ascenseur social, comme elle l’a été pour Najat Vallaud- Belkacem ou Rachida Dati, se révèle être un grand écrivain.
Ses activités diverses, carrière politique, parfois mouvementée sous la présidence de Jacques Chirac, postes d’enseignant ou de chercheur au CNRS, carrière diplomatique, n’ont jamais réussi à le détourner de l’écriture.
Ce docteur en économie, ex-ministre délégué chargé de la promotion de l’égalité des chances dans le gouvernement de Dominique de Villepin, est – à ce jour –, auteur d’une vingtaine de romans, de nombreux ouvrages pour la jeunesse, de plusieurs essais ou publications scientifiques autour des thèmes de l’immigration, des banlieues, des discriminations ou de la pauvreté.
Parmi ses œuvres romanesques, certaines ont continué à explorer son enfance, son adolescence ou la vie de ses proches, ce passé dont il n’a rien renié. Toutes témoignent de ses doubles racines. Les unes lui sont données par sa naissance sur le sol français et son passage par la langue et l’école de la République. Les autres ont été acquises grâce au lien fort avec sa mère et aux retours à Sétif au moment des vacances scolaires.
“L’arbre ou la maison” appartient à la catégorie des récits de voyage sur le lieu des origines. À quelques détails près, on constate qu’il s’agit d’un roman à très forte charge autobiographique. Azouz Begag a d’ailleurs évoqué cet épisode sur la chaîne Youtube de Julliard en mai 2021. Son père, modeste ouvrier immigré illettré, a bien construit une maison et planté un peuplier dans un quartier populaire de Sétif dans les années 1960. Le désir de finir ses jours “au pays” ne se réalisa jamais, car son choix fut de rester en France où les enfants s’étaient intégrés. Mais l’arbre a crû jusqu’à menacer les fondations du bâtiment.
Azouz, après cinq années d’absence, retourne avec son frère aîné, le bougon Samy, à Sétif, revoir la maison, les tombes familiales et prendre le pouls de la révolution, “l’hirak”, qui agite depuis plusieurs mois la rue algérienne. Sans doute est-il mû aussi par le désir de renouer avec Ryme sa lointaine liaison, orpheline recueillie dans la maison après le massacre de ses parents durant “la décennie noire” ? Ryme, amoureuse discrète et attentionnée, éprise de littérature, a gardé l’espoir de le revoir et de partager sa vie.
Si le statut de binational expose à bien des déboires sur le territoire français, les deux frères se rendent vite compte, en revenant après cinq ans d’absence, qu’ils ne trouvent pas leur place sur le territoire algérien. Délit de faciès d’un côté, suspicion de l’autre, insultes partout. Dans un pays agité, où ils ont perdu l’ensemble de leurs repères, Azouz s’obstine à tirer les fils ténus de la culture populaire qui relient encore une rive à l’autre par-delà la Méditerranée : Mouloudji, Lionel Messi et le Barça, la grand-mère d’Édith Piaf et même… La vache qui rit, le goûter de tous les enfants pauvres !
Mais les rêves de l’Indépendance heureuse ont fait long feu. Les jeunes tentent de fuir pour trouver ailleurs un avenir meilleur ou se réfugient dans la drogue. Hommes et femmes en tenue traditionnelle convergent en masse vers la mosquée, voyant en Dieu l’ultime refuge contre les injustices. “Plus le pouvoir politique continuerait à les maintenir dans les ténèbres du mensonge, plus ils se réfugieraient sous ses lumières” (p. 220)
Quand Azouz tente de s’immiscer dans une manifestation contre le pouvoir, il s’y retrouve en fâcheuse posture. Il faut toute l’énergie de Ryme qui, sous ses yeux, libère sa parole longtemps entravée et se transforme en passionaria de la révolution, pour le tirer d’affaire !
Pour Samy, arc-bouté dans un réalisme pessimiste, les choix semblent faits. Le personnage d’Azouz, lui, peut nous paraître parfois empêtré dans ses contradictions. Le regard qu’il pose sur Ryme en est la preuve. Sensible à sa beauté et sa sensualité, il est prêt à réitérer les promesses du passé, même si elles ont des relents de mensonges. Le changement d’attitude de son aîné, d’abord très hostile envers Ryme, puis conquis par sa vitalité et son charme, tend à l’irriter. Pourtant la métamorphose de cette jeune femme qui trouve enfin sa place par son adhésion enthousiaste à “l’hirak” lui apporte une sorte de soulagement. Ce qui ne l’empêchera pas dans l’avion d’éprouver un regret…
La vaste maison, destinée à être un havre familial, livrée aux fissures et aux infiltrations, menacée par un peuplier aux racines destructrices, devient le symbole de son incapacité à se sentir en phase avec un pays, où son identité n’est pas reconnue comme légitime. Celui qui vient d’ailleurs ne peut se sentir chez lui. Seuls ses souvenirs lui appartiennent.
Les souvenirs, la plume d’Azouz Begag les fait jaillir avec émotion. Ce sont ceux d’un petit garçon, impuissant et rempli d’amour, qui assistait, terrifié, aux “corrections” subies par la mère lorsque le père souffrait de “la grina”, “une maladie de chez nous liée aux blessures de l’âme” (p. 60)
C’est son exaltation, le 5 juillet 1964, dans le stade de Sétif archicomble, où il assiste avec elle au premier discours du Président de l’indépendance Ahmed Ben Bella, que le Colonel Boumediene renversera un an plus tard.
C’est une petite chemise blanche au jabot de dentelles, achetée ce jour-là et retrouvée dans une valise, la petite chemise offerte à l’enfant qui voulait devenir président…
Azouz Begag excelle dans la narration à la première personne comme dans les dialogues, vifs, spontanés, qui résonnent toujours justes, dans ses descriptions d’un réalisme confondant sur la réalité des quartiers et des territoires algériens. Ses commentaires peuvent être aussi émouvants qu’irrésistiblement drôles.
Une fois encore, avec “L’arbre ou la maison”, il nous livre avec son humour habituel, son autodérision, ses doutes et ses émotions sincères, une grande part de lui-même.
Quant à la résolution du dilemme posé par le titre : “Faut-il abattre l’arbre pour sauver la maison ?” Il appartient au temps d’y répondre !

Christiane SISTAC
articles@marenostrum.pm

Begag, Azouz, “L’arbre ou la maison”, Julliard, 19/08/2021, 1 vol. (304 p.), 19€

Retrouvez cet ouvrage chez votre LIBRAIRE indépendant et sur le site de L’ÉDITEUR
Découvrez un extrait de l’ouvrage en suivant ce LIEN

Faire un don

Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.

Vous aimerez aussi

Voir plus d'articles dans la catégorie : Littérature méditerranéenne

Comments are closed.