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Jean Lopez (dir), L’Armée rouge : innovatrice, libératrice, prédatrice, Perrin, 02/11/2023, 1 vol. (397 p.), 35€

C’est un livre au grand format, pesant allégrement ses 2 kilogrammes et proposant quatre cents pages d’une qualité supérieure que je tiens entre mes mains. À ce stade, ce n’est plus un livre mais un bouquin, et quel bouquin ! En historien militaire que je suis, j’ai tendance à chercher la petite bête lorsque je parcours des ouvrages de cette teneur mais là, respect !
Jean Lopez a tapé fort en nous proposant une lecture originale de « l’Armée à l’étoile sur le front ». En effet, il ne s’agit pas à proprement parler de l’histoire et de l’évolution de cette troupe née de la révolution bolchevique mais plutôt d’une approche originale de celle-ci, principalement axée sur la deuxième Guerre Mondiale.
Mais là aussi l’ouvrage diffère de tous ceux qui l’ont précédé. Il ne fait pas de récit chronologique qui pourrait lasser le lecteur mais bien une série de flashs sur les actions des soldats de l’Armée rouge au travers d’anecdotes savamment ciblées et forcément d’un intérêt capital. Pour ce faire, Jean Lopez a regroupé divers articles publiés dans le magazine « Guerre et Histoire », devenu pour les puristes une bibliothèque de connaissance rare. Le tout est ficelé dans ce pavé qu’il faut posséder à tout prix.
Si tout ce qui précède ne suffisait pas, lisez la suite ! Des thèmes habillement agencés en sous-chapitres détaillés étalent leur riche iconographie, comportant certaines gravures inédites. Des tableaux explicatifs nous renseignent sur le déroulement de la bataille dont il est question. Pour compenser le sérieux du sujet, des encarts (en rouge, bien sûr) approfondissent le sujet en autant de points captivants. Vous n’avez pas tout compris ? Des cartes particulièrement peaufines vous renseignent de manière didactique et des gravures vous montrent complaisamment armement et matériels.
Pour couronner le tout, l’auteur s’est rendu en Russie pour interroger les acteurs de la victoire contre le nazisme qui, spontanément, ont livré la version de leur propre expérience en y insérant des anecdotes jusqu’ici méconnues. Mais revenons au sujet principal du livre.

Une naissance au forceps

Née au milieu des soubresauts de la révolution russe, la garde rouge recrute dans tous les milieux. Indisciplinée, politisée à l’extrême, n’ayant aucune doctrine d’emploi de sa force, elle n’est utilisée que pour des missions de coercition. Il faudra Frounzé puis Trotski pour en faire un bloc de puissance et de cohésion. Cette dernière ne peut se faire que dans l’obéissance totale au Parti communiste, qui égrène ses implacables commissaires politiques à tous les degrés de la hiérarchie.
Bientôt, assise sur les fondements d’une idéologie axée sur la terreur, elle devient l’instrument du pouvoir. Si elle n’est pas totalement acquise au léninisme par passion, elle le sera par la peur. L’Armée Rouge est née.
Forte de ses victoires conclues dans le sang des réfractaires, des petits-bourgeois et des nostalgiques du tsarisme, elle se structure autour de chefs rescapés des fusillades ou des lynchages, toujours surveillée par le Parti. Pour ne pas créer une hiérarchie contraire à la doctrine communiste, les gradés ne portent pas de galons, les régiments sont orphelins de noms et de numéro. A contrario, les ennemis du bolchevisme arborent sans complexe un organigramme propre à toutes les forces combattantes. Il faudra attendre 1942 pour que les idéologues du Parti consentent à admettre cette erreur.

Des désastres annoncés aux bonnes surprises

Après s’être fait les dents contre les armées des Russes « blancs », les soldats bolcheviques, car il faut bien les nommer comme ça, affrontent un nouvel ennemi et non des moindres. Les Polonais, dont le pays vient de renaître de ses cendres, ne se contentent pas de la large portion territoriale qu’ils ont durement acquise. Profitant de la confusion, ils pénètrent en Ukraine pour se tailler une part du gâteau russe. Une lutte sans merci s’engage, où la stratégie cède la place à la confrontation de deux conceptions de la vie humaine. Pour les deux belligérants, le conflit s’arrête après de lourdes pertes des deux côtés. Staline n’oubliera pas et le prouvera en 1939.
Née des tumultes de la Grande Guerre, la Finlande n’aspire qu’à la paix et la prospérité. Son dangereux voisin n’est pas d’accord. La Russie, en plein hiver, attaque son petit riverain. Il fait 30 degrés au-dessous de zéro. Qu’importe ! Les Russes ne sont-ils pas des loups ? Peut-être, mais les Finlandais également. Confiante, bien armée, l’Armée Rouge se jette dans la bataille. C’est avec stupeur qu’elle subit une raclée mémorable. Des milliers de tués transformés en statue de glace jonchent le terrain. Il faudra que Staline engage une force disproportionnée pour qu’enfin les courageux Finlandais mettent un genou à terre. Les Russes l’emportent certes, mais pour quel avantage ?
À l’autre bout du monde, le Japon conquérant a annexé la Mandchourie, dont il a fait un état vassal. Bien implantée, l’armée du Kwantung toise les gardes rouges qui protègent la frontière. Les officiers, descendants arrogants des samouraïs, défient continuellement les Russes, persuadés qu’ils peuvent élargir leur influence sur les terres de ces moujiks dépenaillés. De provocations en bravade, les premiers coups de feu sont tirés à Khalkhin Gol. Les éléments sur place de l’Armée Rouge, loin de se laisser intimider, combattent pied à pied. Le général Joukov, qui croupit dans un goulag sur ordre de Staline en attendant la mort, est sorti de son enfer pour prendre la tête d’une troupe volontaire. Faisant preuve d’un sens tactique innovant, il inflige une cinglante défaite aux Nippons, les renvoyant dans leurs buts.

Les années sombres… très sombres

Est-ce une conséquence de l’inaction due à la paix des années trente ? Est-ce plutôt un excès de zèle des commissaires du NKVD, ancêtre du KGB ? Staline, au comble de la paranoïa, décide en 1937 d’éliminer tous ses amis et ses compagnons de lutte. Des centaines de milliers de Russes, dont les plus hauts gradés de l’Armée Rouge, sont jugés dans des simulacres de procès au cours desquels personne n’est innocent. Au mieux, ils ont droit à une balle dans la nuque, au pire, ils croupissent dans des conditions infra-humaines dans les camps de rééducation. Des milliers de « camarades » disparaissent sans laisser de traces.
Le couperet ne s’abat pas que sur la nuque des élites. Les voisins, les collègues sont condamnés au pénitencier « sans autorisation de correspondance ». Les épouses se voient infliger dix ans de goulag pour n’avoir pas dénoncé leur mari innocent. La fine fleur de la Russie n’existe plus.
Profitant de cette situation, les Nazis attaquent en 1941. Les troupes, privées de leurs chefs, remplacés par des incompétents notoires, sont submergées par les Allemands. Des millions de morts et de prisonniers attestent de la situation. Pourtant, Staline avait bien été averti par un déserteur allemand et avait fait fi de l’information. Pour le remercier, le « Petit Père » le fera exécuter. Des millions de kilomètres carrés sont ainsi conquis. Moscou et St Pétersbourg vont tomber.

Une résurrection façonnée dans le sang et la mort

Après avoir fusillé les chefs qui avaient prévenu de l’imminence de l’invasion, on va chercher les généraux qui croupissent dans les geôles depuis trois ou quatre ans. Leur mission : tenter de sauver ce qui peut l’être. Ces survivants, conscients de la précarité de leur avenir, vont se jeter corps et armes dans la défense de la mère patrie. Appuyés par des soldats rustiques et d’un courage individuel merveilleux, les cadres, dont les galons sont opportunément revenus orner leurs épaules, vont peu à peu renverser la situation. Celle-ci ne se fait pas sans douleur. La moindre incartade, le moindre mot de travers se traduit par une exécution sommaire. Les militaires ont obtenu que les commissaires politiques du NKVD n’agissent de pair qu’avec les hauts gradés. Cela laisse le champ libre aux lieutenants et capitaines qui ne doivent plus négocier leurs actions avant de passer à l’attaque.
Enfin, l’Armée Rouge devient une force de frappe redoutable dont l’expérience acquise au cours de la « Grande Guerre Patriotique » force le respect de tous. Mais grâce à qui ?

Des héroïnes et des héros du quotidien

Au plus bas de l’échelle hiérarchique, fourmillent des millions de soldats, véritables chairs à canon du commandement. Mal ou peu armés, vivant dans des conditions de précarité inhumaines, ces petites mains de l’Armée Rouge font preuve d’une abnégation qui dépasse l’entendement. Commandés par des petits gradés aussi brutaux qu’hardis, ils accomplissent tous les jours des actes d’un héroïsme absolu. Ils se jettent sous les chars adverses pour y plaquer une mine, ils montent des opérations suicides loin derrière les lignes allemandes, ne recherchant pour toute récompense que la satisfaction personnelle. De très jeunes filles se muent en conductrices de camions surchargés, en pilotes de chars, en mécaniciennes d’avion. Tandis que leurs compagnons montent à l’assaut désarmés, elles se perfectionnent dans le tir à longue portée, devenant des tireuses d’élite impitoyables.
La fin de la guerre arrive enfin. L’Armée Rouge a fait pâlir d’envie ses alliés. Les combattants arborent des poitrines constellées de décorations méritées. Cela ne les empêchera pas, une fois les hostilités terminées, de retrouver la terreur stalinienne. Néanmoins, ces femmes et ces hommes ont largement contribué à l’immortalisation de l’Armée Rouge.

Et après ?

Que faire d’une telle force en temps de paix ? Pour l’occuper, on la saupoudre dans les pays « satellites » de la sphère communiste. Employée, elle le sera, contre les Chinois pour commencer, avant de devenir un instrument de répression dans les pays de l’est qui rêvent de démocratie. Magnifiée par d’habiles propagandistes, fer de lance des défilés de la fête du Travail ou de la révolution d’Octobre, elle finira sacrifiée au milieu des montagnes afghanes.

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Jean Lopez

Directeur de la rédaction de "Guerres & Histoire" et du "Mook De la guerre", Jean Lopez est l’auteur de nombreux ouvrages dont, chez Perrin, une biographie de Joukov (avec Lasha Otkhmezuri), "Les Mythes de la Seconde Guerre mondiale" et Les "Grandes Erreurs de la Seconde Guerre mondiale" (avec Olivier Wieviorka), "Les Maréchaux de Staline" (avec Lasha Otkhmezuri) et, en 2023, les très remarqués "Conduire la guerre. Entretiens sur l’art opératif" (avec Benoist Bihan) et "L'Ours et le Renard. Histoire immédiate de la guerre en Ukraine" (avec Michel Goya). Directeur de la collection "Champs de bataille" (Perrin-ministère des Armées), il en a rédigé le premier opus, "Kharkov 1942".

Image de Chroniqueur : Renaud Martinez

Chroniqueur : Renaud Martinez

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