Dans son dernier roman déjà sélectionné pour le « Prix Jean Monnet de littérature européenne », l’écrivain serbe Dragan Velikić nous entraîne à la recherche de la mémoire, celle du « cahier volé » où la mère du narrateur notait le nom des hôtels lors de ses errances à travers l’Istrie. Mais au-delà de l’histoire de son pays, c’est sur sa propre vocation d’écrivain que s’interroge l’auteur.
On pourrait lire ce roman comme une tentative brillante de raconter l’histoire de l’ex-Yougoslavie, avec ses guerres, le découpage de ses frontières, le périple de ses habitants ballottés entre l’Italie de Trieste, la Serbie de Belgrade, la Grèce de Thessalonique, la Croatie de Pula et bien d’autres de ces chemins empruntés par des familles juives errantes pour fuir la haine. Il n’est pas facile de se construire une identité quand les contingences vous obligent à l’itinérance.
Très vite, le lecteur se perd, tout comme le narrateur, dans les méandres de la mémoire : le propos est moins de rendre compte de la chronologie des évènements que d’analyser la superposition du présent et du passé dans nos souvenirs, de chercher à déchiffrer ces temporalités qui se rejoignent et se confondent pour engendrer ce que l’on nomme « imagination », et d’interroger avec brio la question de la créativité littéraire.
Pour combattre l’angoisse du mari absent, la mère du narrateur notait dans un journal le nom des hôtels dans lesquels elle séjournait avec ses enfants. Mais voilà que le cahier constitutif de la mémoire familiale disparaît, volé dans un wagon de train. Sous la forme d’un leitmotiv, cette perte obsédera la mère jusqu’à sa mort, dans une maison de retraite. Peut-être même est-elle à l’origine de sa maladie d’Alzheimer. Le fils a tenté d’échapper à cette perte de repères imposée par leurs pérégrinations en listant les détails de sa vie quotidienne. Cette manie de tout répertorier serait-elle à l’origine de sa vocation d’écrivain ?
Le lecteur ne peut s’empêcher de penser à « La promesse de l’aube » de Romain Gary. Comment ces mères exigeantes, fières jusqu’au ridicule, rêvant de célébrité pour leur progéniture et un brin fantasques, peuvent-elles susciter le désir d’écriture ? Qui se cache derrière ces idoles ? Doit-on en être fier ou en avoir honte, comme c’est le cas quand la mère du narrateur se fait remarquer sur la plage de Pula face aux touristes ébahis ? Devient-on écrivain pour rendre hommage à cet amour maternel entaché de fêlures, pour ne pas dire de failles ? L’écriture serait-elle, parmi d’autres, une tentative de redonner cohérence au discours maternel ?
Après la mort de sa mère, le narrateur accepte de satisfaire son injonction : « Écris sur Lizeta, je te raconterai tout, sa vie est un roman ». Si les personnes que l’on a connues font les meilleurs personnages, certains auteurs, comme Xavier Cercas dans « Le Monarque des ombres », partent à la recherche du détail, de la chronologie, de l’histoire, refusant toute incartade dans l’imaginaire. Pour eux, pas question de combler les vides par la fantaisie. D’autres, comme Proust, passent par le langage des sens, de l’émotion, des sensations. La vérité se trouve inscrite dans les corps ; ce sont les souvenirs dont nous sommes imprégnés qui nourrissent notre imaginaire.
Le narrateur choisit de retourner sur les lieux de son enfance pour mener son enquête, retrouver des témoins du passé, mais aussi se plonger dans les souvenirs à travers les photos, les noms de rues évocateurs, les récits édulcorés de quelques survivants. Avec ce matériau, il se lance dans l’écriture de l’histoire familiale sans ménagement pour les vivants, dans un récit à la première personne qui scandalise sa sœur : « Comment te permets-tu de juger ? N’as-tu pas honte ? » Aucun écrivain n’échappe au regard des siens. La question des vivants qui se rebellent est d’actualité, à une époque où la littérature permet aussi de régler des conflits familiaux.
La solution est sans doute dans la partie du roman écrite en italique où l’écrivain raconte l’histoire de Lizeta à la troisième personne. Inspiré du réel, ce personnage en quête du secret de sa mère autorise le narrateur à se pencher sur sa propre histoire, il interroge sans blesser, suggère sans juger, et libère enfin la parole.
Avec le talent qu’on lui connaît et une grande sensibilité, l’auteur tisse des liens entre les lieux, crée des ponts entre le passé et le présent, trouve une logique aux évènements immergés dans nos souvenirs. Convaincu que « l’oubli n’est qu’une variante de la mémoire, conservation suprême de l’héritage pour la descendance », il se penche avec bienveillance sur ces silences des parents, nécessaires pour surmonter les traumatismes et les souffrances.
Ainsi, l’écriture romanesque devenue thérapeutique opère le miracle de réconcilier les générations.
Marie-José DESCAIRE
contact@marenostrum.pm
Velikic, Dragan, « Le cahier volé à Vinkovci », traduit du serbe par Maria Bejanovska. Agullo éditions, « Agullo fiction », 25/02/2021, 1 vol. (268 p.), 20,50€
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