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Olivia Dufour, Veniceland, Éditions Boleine, 10/04/2025, 414 pages, 22€

Olivia Dufour, dont le parcours singulier a déjà marqué les esprits par des essais incisifs sur les arcanes de la justice et les vertiges médiatiques, nous convie avec Veniceland à une traversée bien plus périlleuse : celle d’une Venise crépusculaire, suffoquant sous une canicule apocalyptique, devenue le théâtre d’événements aussi spectaculaires qu’insaisissables. Dès les premières pages, le ton est donné. Une tête tranchée, macabre installation au cœur de la Cité des Doges, lance l’enquête du commissaire Marco Santini. Mais ce qui s’amorce comme un polar se métamorphose insidieusement en une allégorie glaçante de notre modernité, un miroir tendu aux dérives d’un monde où le simulacre le dispute au réel, où la quête de vérité se heurte au mur du mensonge orchestré, et où l’effondrement écologique n’est plus une lointaine menace, mais une suffocation tangible.

La Sérénissime à l’agonie

La Venise que dépeint Olivia Dufour est une entité à l’agonie dont le déclin architectural, pierre par pierre, millimètre par millimètre fait écho à la déliquescence morale et environnementale qui la ronge. La canicule extrême, transforme la Sérénissime en un décor oppressant, une étuve où macèrent les angoisses et les secrets. C’est dans cette atmosphère de fin du monde que l’autrice déploie une écriture duale, où la sobriété quasi journalistique des constats factuels, comme ceux qui émaillent les rapports de police ou les bulletins météorologiques alarmants, côtoie des envolées lyriques d’une poésie sombre, traduisant la tragique géographie d’une cité bâtie sur l’abîme. Les enjeux soulevés sont d’emblée majeurs : la survie d’un patrimoine mondial face à la voracité de la société de consommation – ce « Non à Venice Land » brandi par les manifestants –, la manipulation insidieuse de la vérité par les médias et les réseaux sociaux, et la disparition progressive du réel au profit d’une théâtralisation du désastre. L’imaginaire carnavalesque, traditionnellement festif, se teinte ici d’une noirceur prophétique, où les masques ne servent plus à la réjouissance mais à dissimuler des desseins obscurs.

L’autrice, par sa formation de juriste, dissèque les mécanismes de pouvoir, la fragilité des institutions démocratiques face aux assauts conjugués de l’argent-roi et de la désinformation. Elle expose comment « sur les réseaux sociaux, n’importe quel fou trouvait un public susceptible de l’applaudir. Marco songea qu’Internet était l’équivalent du nucléaire au XXIe siècle. » Cette expertise confère au récit une densité, une crédibilité qui ancrent le thriller dans une réalité contemporaine brûlante. Les personnages eux-mêmes, du commissaire Santini, homme de rigueur confronté à l’irrationnel, à l’énigmatique Giano, expert en conservation défiguré et animé d’une rage sacrée, en passant par la flamboyante Angelina, légiste issue de l’aristocratie vénitienne, sont tous porteurs de cette tension entre un passé idéalisé et un présent en décomposition.

Coups de théâtre vénitiens

Le roman se construit sur une série de scènes fondatrices, véritables coups de théâtre qui rythment l’enquête et approfondissent le malaise. La découverte de la fausse tête en silicone, « reproduction exacte du visage du premier étudiant disparu en avril », instaure d’emblée le règne du leurre. Puis, ce sont les mannequins figurant des noyés flottant dans le Grand Canal, ou encore la place San Marco recouverte d’un liquide rouge sang, transformant les lieux emblématiques en scènes de crime performatives. Chaque événement est une mise en scène, un acte de subversion politique dont la portée médiatique est minutieusement calculée, orchestrée par ce mystérieux « Dottore della peste », figure fantomatique qui manipule l’opinion via Twitter.

Le trouble du réel s’intensifie à mesure que l’enquête piétine. Veniceland oscille alors entre le polar et le thriller dystopique, où la frontière entre l’investigation rationnelle et l’hallucination collective devient poreuse. Santini lui-même, assailli par des cauchemars et une « étrange sensation de fascination pour ce personnage et ce qu’il pouvait bien symboliser », incarne cette perte de repères. La construction narrative, savamment orchestrée, joue de ces tensions : le crescendo dramatique est régulièrement brisé par des ruptures, des révélations fragmentaires, des ellipses qui maintiennent le lecteur en haleine. La polyphonie des voix – extraits de presse, bulletins météorologiques, dialogues acérés, introspections des personnages – enrichit la complexité d’un récit qui refuse toute simplification. On devine, derrière ces actions spectaculaires, une réflexion sur la survivance d’un passé templier, une société secrète dont l’ombre plane sur la ville, ajoutant une dimension ésotérique à la lutte désespérée pour la sauvegarde de Venise.

Avant que le rideau ne tombe

Venise devient dans Veniceland l’image d’un monde en crise, un microcosme où se condensent les maux de notre civilisation. La carte postale, souillée, se mue en tombeau à ciel ouvert, où « la Société n’est pas à la hauteur », comme le songe amèrement Giano face à un paquebot monstrueux qui occulte le soleil. Le roman se fait alors prise de conscience, une réflexion poignante sur l’effondrement, non seulement écologique, mais aussi moral et démocratique. La lutte écologiste, thème central, est abordée sans manichéisme, explorant les dilemmes de l’engagement, les risques de la radicalisation et la récupération cynique par les forces politiques et économiques. La manipulation médiatique, la prolifération des fake news, la théâtralisation de la politique transforment le débat public en un « univers de carnaval orchestré par un seul et même cerveau qui utilise le leurre. Théâtre, faux-semblant, mirage. »

Olivia Dufour interroge avec une grande subtilité la quête de vérité et le prix à payer, individuellement et collectivement, pour espérer infléchir le cours d’une catastrophe annoncée. Son roman, tout en maintenant un suspense haletant, évite de livrer des réponses toutes faites, préférant la complexité du questionnement à la facilité des certitudes. Veniceland est une œuvre exigeante, qui demande au lecteur une implication active, une vigilance de tous les instants, à l’image du travail d’enquêteur. C’est un livre qui nous laisse avec cette interrogation fondamentale : face à l’urgence, le masque de la subversion est-il le dernier visage de l’humanité, ou son ultime imposture ? Dans ce théâtre de la fin, Olivia Dufour nous offre moins un spectacle qu’un électrochoc salutaire, une invitation à ôter nos propres œillères avant que le rideau ne tombe définitivement.

Image de Chroniqueuse : Valérie Lounas

Chroniqueuse : Valérie Lounas

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