Aslak Nore, Le cimetière de la mer, Le Bruit du monde, 02/02/2023, 1 vol. (512 p.), 25€.
Un suicide, celui de Vera Lind, une femme âgée, en Norvège, des souvenirs d’Afghanistan, un espion enfermé dans une prison kurde, un médecin vouant sa carrière à l’humanitaire, un héritage incertain composent un puzzle narratif dont le lecteur déchiffre peu à peu l’énigme. Quels liens sous-jacents unissent cette structure éclatée dans le temps et dans l’espace ? Quel rôle joue le passé familial, en particulier ce naufrage dans lequel le mari de Véra a autrefois disparu ? Roman conçu sur un jeu d’alternances, Le cimetière de la mer présente toute une galerie de personnages : Véra, la grand-mère, qui se donne la mort sans expliquer son geste, Olav, homme d’affaires décidé à conserver son pouvoir dans l’entreprise, Sverre son fils qu’il semble mépriser, et renvoie au front, Sasha, sa fille aînée, une universitaire qui protège farouchement les secrets de famille, en limitant l’accès des chercheurs aux archives de sa fondation, Andrea, la sœur illégitime, et Hans, le communiste, qui appartient à la branche pauvre des Falck.
Les fantômes du passé
Le roman joue sur la mise en abyme. Sasha apprend que Vera avait le projet d’écrire un document historique sur le naufrage de l’express côtier, le Prinsesse Ragnild, d’où elle avait sauté, son bébé dans les bras, pour échapper au naufrage, et les événements qui s’étaient produits pendant la guerre. Ce récit, rédigé en 1970 s’attachait à donner une autre vision dus événements, mais il avait été saisi par les renseignements généraux selon son éditrice, Ruth. Mendelsohn. Un autre exemplaire avait été déposé chez le notaire, dissimulé sous vieille édition du Comte de Monte Cristo. Hans, de son côté, délègue un ancien agent, Johnny, qui souffre d’une lésion cérébrale traumatique, pour découvrir le testament de Vera et enquêter sur le passé familial.
Le thème de la mémoire, le lien entre passé et présent interviennent comme des thèmes majeurs du récit. L’auteur, pour évoquer les souvenirs, ose cette jolie métaphore : “Mais les souvenirs sont comme un chat qui te file entre les doigts quand tu essaies de le caresser et qui, en pleine nuit, s’introduit en douce dans ta chambre et s’allonge sur toi en ronronnant“. Le motif du récit mensonger ne vise pas que la fiction, mais s’attache à transformer tout un pan de l’histoire, familiale et nationale. “En littérature comme dans l’espionnage, tout est affaire de séduction. Il s’agit d’inventer une réalité capable de duper l’ennemi – ou le lecteur – jusqu’à ce qu’ils ne se rendent plus compte qu’ils ont été bernés.“
Les hommes de la famille et les dirigeants du pays l’ont constamment imposé pour préserver “une certaine idée de la Norvège et de son histoire”. Quel rôle précis a joué Olav devenu président de la fondation, dans cette falsification du réel ? : Pour lui, “la mission de la famille Falck est de préserver le récit officiel de l’histoire nationale“, dit un des personnages. Ceux qui le menacent, comme Vera, sont en danger.
Le motif de l’enfermement, l’aspiration à la liberté
Sasha mène une enquête à l’hôpital psychiatrique où Vera a été internée au cours des années 1970, et découvre sa mise sous tutelle, qu’elle ignorait. En opposition à la sensation de liberté qu’elle éprouve dans son Aquarama, son seul luxe, qui avec son moteur Lamborghini évoque une voiture de course, lorsqu’elle navigue, l’ambiance du sous-sol de l’établissement où elle consulte les archives se révèle oppressante. Le livre se réfère aussi aux mystérieuses activités de la fondation SAGA. Par ailleurs, la famille Falck a le faucon pour emblème, un homonyme de son nom puisque faucon se dit Falk en norvégien. Le choix du nom en dit long sur la symbolique de cet oiseau héraldique, associé à certains dieux de la mythologie nordique. Contrairement à Sasha, Andrea est une fausse rebelle, qui craint de s’opposer à son père. Vera a choisi de s’évader par l’écriture romanesque, avant d’affronter la vérité, ce qui la condamne à l’hospitalisation. Dans un passage, l’auteur montre que la prison, elle aussi, peut s’avérer propice au rêve. Johnny regrette parfois celle-ci, qui incarne “le temps où il rêvait à la liberté », car « toutes les prisons du monde sont pleines de rêves.” Mais avant d’écrire vraiment, Vera se caractérise par son engagement. Jeune femme, elle écrit des articles de propagande, consciente que politique et monde réel ne nécessitent pas seulement une documentation. “C’est une matière que l’on manipule. Une activité qui requiert de la créativité.” Pour elle l’écrivain est “un magicien, un séducteur, un illusionniste“. Vera est une utopiste, portée par un idéal socialiste qui lui fournit un rêve de bonheur. Lorsqu’elle écrit Le cimetière de la mer, elle rappelle ses convictions antifascistes tout en mesurant combien elle pouvait se montrer alors jeune et naïve. Dans le camp socialiste de 1939, qu’elle décrit, elle croise des figures qui deviendront célèbres, comme Einar Gerhardsen futur 1er ministre, ou Trygve Bratteli visé par la directive Nuit et brouillard, qui exerça aussi la même fonction, ou encore le leader des exilés allemands et futur chancelier, Willy Brandt.
Collaboration et résistance
Divers milieux se côtoient, induisant des choix politiques parfois extrêmes. Ainsi, l’arrière-grand-père de Sasha est un marchand Pomors, lié à une Géorgienne membre du Politburo et exécuté pendant les procès de Moscou. Le père de Vera est un marin russe de passage. Johnny est d’origine marocaine. Ces personnages croisent des membres de la haute bourgeoisie, qui invitent volontiers le roi à leur table.
L’enquête menée par Sasha et Johnny permet de revisiter le passé et de comprendre les choix des personnages. Il est question de la résistance norvégienne et de la collaboration avec l’ennemi. La perquisition chez Hans et l’écriture de sa biographie permettent de fouiller les zones d’ombre, comme le rôle joué par la fondation SAGA. Le livre écrit par Vera, au centre du récit, présenté avec une typographie différente, dont l’auteur ne fournit qu’une partie, ne permet pas de résoudre toutes les énigmes. Écrit à la première personne il donne le point de vue de la morte, l’absente par excellence. Vera dément thèse officielle de la mine britannique, à l’origine du naufrage. Son récit débute en 1940 dans la Norvège occupée, et montre les différentes forces en action. Ailleurs, il est question du rôle joué par l’éditeur, détournant l’argent du stay behind, ces réseaux clandestins coordonnés par l’OTAN dans les pays européens pendant la guerre froide.
Les guerres d’aujourd’hui
L’auteur, lui-même journaliste, à couvert des zones de guerre, Afghanistan, etc. Ses romans policiers précédents retravaillent ces sujets. Il poursuit ses investigations par le biais de la fiction, en exploitant sa connaissance du terrain et son savoir géopolitique, qui confère à son livre sa dimension d’authenticité. Un certain nombre de personnages sont ou ont été militaires, agents, tireurs d’élite. La question de la guerre et du féminisme au Moyen-Orient ou celle des Yezidis sont aussi abordés. Hans, le médecin, est spécialiste des Kurdes. Il a été marqué par les massacres de Sabra et Chatila. Un autre personnage, Michaël, finance les Peshmergas par crowdfunding via Instagram. Le livre dénonce les exactions commises au nom de la religion, les pires étant celles commises par l’EI. Il compare le djihadisme à un cancer avec des métastases, et montre, après le massacre de Chatila, une attaque de Daesh, avec des tirs d’artillerie puis le bombardement d’un hôpital côté kurde, près de la ligne de front.
Fresque historique, Le cimetière de la mer est aussi un passionnant thriller, dans la lignée des polars scandinaves, qui permet de comprendre le rôle joué par la Norvège dans l’histoire contemporaine. Porté par une écriture alerte, une documentation précise, dont l’auteur donne les clés à la fin, un sujet fort, aussi instructif que passionnant, il a tout pour séduire des lecteurs désireux d’échapper au caractère convenu d’une certaine littérature policière.
Chroniqueuse : Marion Poirson -Dechonne
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