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Paul Bertrand, Forger le faux, Éditions du Seuil, 31/01/25, 520 pages, 25 €

Dans le flux incessant des informations qui nous submerge, où le réel se confond parfois avec sa contrefaçon numérique au point d’en perdre le souffle, il est des époques qui, rétrospectivement, semblent nous tendre un miroir déformant, mais ô combien éclairant, de nos propres angoisses. L’incipit du nouvel essai de Paul Bertrand, Forger le faux (Éditions du Seuil), est une de ces mises en abyme saisissantes qui ancrent d’emblée son propos dans une actualité brûlante, tout en nous conviant à un voyage érudit dans les arcanes du Moyen Âge. D’un côté, une rumeur virale de 2019, charriée par les égouts numériques de Facebook, accusant des Roms d’enlèvements d’enfants et conduisant à des tentatives de lynchages bien réels dans la banlieue parisienne. De l’autre, à Blois en 1171, un jeune serviteur chrétien affirmant avoir vu un Juif jeter le corps d’un garçon dans la Loire, affirmation fatale qui mènera trente-deux Juifs au bûcher. Deux époques, deux contextes, une même mécanique infernale : celle de la parole falsifiée, de la rumeur qui tue, du document – ou de son absence – qui fonde ou détruit une vérité. Le faux, nous dit Paul Bertrand, n’est pas une scorie de l’histoire, une verrue sur le visage du vrai : il est une dynamique consubstantielle à toute société qui s’organise autour de l’écrit et de son autorité. Et c’est dans cette danse complexe des signes et des supercheries que l’auteur nous entraîne, avec une maîtrise qui tient autant de l’historien rigoureux que du fin limier des âmes humaines.

Le Moyen Âge, atelier du mensonge

Car le faux, tel qu’il se déploie sous la plume de Paul Bertrand, s’extirpe de sa gangue caricaturale. Ce n’est pas que l’œuvre d’un gredin solitaire, mais une pratique sociale, parfois une nécessité pieuse, une réinvention du passé pour servir le présent, ou encore une arme politique dont la puissance narrative façonne les imaginaires collectifs. L’ouvrage déploie la panoplie des subterfuges, explore les sédimentations du mensonge à travers les siècles, avec une prédilection pour ce Moyen Âge qui, du VIIIe au XVe siècle, vit l’écrit prendre une place centrale, et avec lui, son double ténébreux, le faux. Paul Bertrand, historien des écritures ordinaires et des cultures médiévales, connaît la matière. Il ne s’aventure pas seul sur ce terrain miné. Il convoque une assemblée d’esprits, figures tutélaires ou contradicteurs, qui ont, chacun à leur manière, arpenté ces territoires mouvants. Voici dom Jean Mabillon, le bénédictin génial, père de la diplomatique, qui, avec son De re diplomatica (1681), tentait de fixer les règles pour distinguer le vrai du faux dans le fatras des chartes et diplômes. Sa rigueur, son intuition, mais aussi, nous le verrons, sa tendresse pour un Moyen Âge qu’il ne voulait pas réduire à une foire aux faussaires, infusent subtilement la démarche de l’auteur. À ses côtés, les Bollandistes, ces Bénédictins belges puis Jésuites qui, dès le XVIIe siècle, entreprirent la tâche herculéenne de trier le bon grain de l’ivraie dans les Acta Sanctorum, publiant des vies de saints expurgées, épurées, parfois au risque de l’hypercritique. Et puis, plus proche de nous, Bart Ehrman, le spécialiste américain du Nouveau Testament, dont les travaux sur les pseudépigraphes et les “forgeries” dans les premiers écrits chrétiens ont ravivé le débat sur l’authenticité et l’intentionnalité des textes fondateurs. Bertrand dialogue avec ces ombres, les interroge, les confronte, sans jamais se départir d’une empathie profonde pour ces hommes du passé – qu’ils soient scribes minutieux, copistes zélés, compilateurs ingénieux ou, justement, faussaires audacieux. Car derrière chaque document, chaque récit, il y a des mains qui écrivent, des esprits qui conçoivent, des communautés qui reçoivent, et c’est cette humanité foisonnante de l’écrit que Forger le faux s’attache à restituer.

Parchemins de pouvoir et falsifications de Foi

Selon Paul Bertrand, la fièvre du faux semble s’emparer de l’Europe dans la période charnière de 1250 à 1350. C’est une “révolution de l’écrit“, comparable, par son ampleur et ses conséquences, à la révolution numérique que nous traversons. L’administration, la justice, le commerce, la dévotion même, tout passe désormais par le parchemin. Les chartes se multiplient, les cartulaires enflent, les registres se systématisent. L’écrit n’est plus seulement mémoire : il est pouvoir, il est preuve, il est instrument de gouvernement et d’action. Et c’est précisément parce qu’il acquiert cette autorité nouvelle, écrasante, qu’il devient l’objet de toutes les convoitises, de toutes les manipulations. Le faux change alors de nature. Il n’est plus cette adaptation un peu floue du passé, cette réécriture pieuse ou cette fiction narrative que l’on tolérait, voire que l’on encourageait dans les siècles précédents. Il devient une arme de combat, un enjeu juridique, une question politique. C’est l’âge d’or des fausses bulles pontificales, des testaments apocryphes, des donations de Constantin ou des décrétales pseudo-isidoriennes, ces monuments de la falsification qui ont façonné, pour des siècles, le paysage institutionnel et mental de l’Occident. L’historien nous régale quand il décortique ces mécaniques complexes, montre comment, dans le secret des chancelleries ou l’effervescence des scriptoria monastiques, des mains expertes ont “forgé” des droits, des légitimités, des mémoires. Il explore avec une minutie captivante l’art de la pia fraus, cette “fraude pieuse” où la fin justifie les moyens, où l’on n’hésite pas à fabriquer de faux documents pour défendre les “vrais” droits d’une abbaye ou les “authentiques” reliques d’un saint. L’auteur ne juge pas ; il comprend, il contextualise, il montre comment, dans une société où la vérité divine est l’horizon indépassable, la vérité historique, elle, peut s’accommoder de quelques arrangements.

Entre scribes et algorithmes : les continuums de la contrefaçon

Au fil de ces analyses, c’est toute une archéologie des procédés narratifs du faux qui se dessine. Paul Bertrand explore les topoi, ces lieux communs de la littérature hagiographique ou apocryphe qui, par leur familiarité même, créent un effet de réel, une connivence avec le lecteur. Il dissèque les stratégies de la pseudonymie, où l’on s’abrite derrière une autorité consacrée – un Père de l’Église, un apôtre, le Christ lui-même – pour donner du poids à son propre discours. Il s’attarde sur les colophons, ces petites notes finales des scribes qui, loin d’être de modestes signatures, peuvent devenir des lieux de revendication d’autorité, voire de subtile manipulation. Les gloses, les interpolations, les centons – ces textes mosaïques composés de fragments d’œuvres antérieures – tout l’arsenal de la réécriture est passé au crible. Ce qui frappe, à la lecture de ces pages, c’est la sophistication de ces pratiques, l’intelligence tactique des “forgeurs”, leur profonde connaissance des codes de l’écrit, des attentes de leur public. Ils ne sont pas que des imposteurs : ce sont des artisans du verbe, des architectes du sens, qui construisent des “vérités” alternatives avec une audace et une créativité qui forcent, sinon l’admiration, du moins une forme de respect intellectuel. L’historien nous rappelle que le “faux”, avant d’être un crime, est d’abord un art, un savoir-faire, une manière de “faire croire”, qui engage toute la psychologie d’une époque, son rapport au temps, à la tradition, à l’autorité.

Et c’est ici que Forger le faux acquiert une résonance singulière avec notre propre actualité. Car comment ne pas voir, dans ces manipulations médiévales, l’écho de nos propres errements face aux fake news, aux deepfakes, à cette “post-vérité” où le discours émotionnel semble l’emporter sur la rigueur factuelle ? L’auteur ne cède pas à la tentation facile de l’anachronisme. Il sait que les contextes diffèrent, que les technologies ont décuplé la vitesse et l’ampleur de la désinformation. Mais les mécanismes profonds, eux, demeurent. Hier comme aujourd’hui, le faux prospère sur la crédulité, sur la polarisation des esprits, sur le besoin de récits simplificateurs. Hier comme aujourd’hui, il est instrument de pouvoir, arme de déstabilisation, symptôme d’une crise de confiance dans les institutions et les médiations traditionnelles. En sus de dresser des parallèles, Paul Bertrand nous invite à penser la longue durée du faux, à comprendre comment nos sociétés, qu’elles soient gouvernées par la foi divine ou par l’algorithme, n’ont cessé de se débattre avec cette question lancinante de la vérité de l’écrit. L’intelligence artificielle, les modèles génératifs de langage comme ChatGPT, ne font que réinventer, avec une puissance décuplée, des stratégies de falsification, de mimétisme et de création d’autorité que le Moyen Âge avait déjà explorées avec une inventivité confondante.

La beauté du doute

Ce qui rend cet ouvrage particulièrement stimulant, c’est qu’il va bien au-delà des techniques de la falsification. Il interroge, plus fondamentalement, le statut même du “faux” dans nos cultures. Est-il un simple dévoiement du vrai, une pathologie de l’écrit ? Ou bien une composante inhérente à toute production de sens, à toute construction de mémoire ? Paul Bertrand semble pencher pour la seconde hypothèse. Le faux, chez lui, n’est pas que l’échec du vrai ; il en est parfois la forme la plus aiguë, la plus paradoxale. C’est dans la tension entre le besoin d’autorité et la fascination pour la fiction, entre la rigueur de la preuve et la plasticité du récit, que se joue notre rapport au monde. Les sociétés médiévales, confrontées à la rareté des sources, à l’instabilité des traditions, à la nécessité de fonder des légitimités nouvelles, ont “forgé” des passés, inventé des origines, construit des vérités utiles. Elles n’ont pas “menti”, au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Elles ont “bricolé” avec le réel, adapté l’écrit à leurs besoins, usé de la fiction comme d’un outil de connaissance et d’action. Le Moyen Âge de Paul Bertrand est un monde où la frontière entre historia, fabula et argumentum – pour reprendre la tripartition cicéronienne – est infiniment poreuse. Un monde où le Constitutum Constantini, cette “mère de toutes les forgeries“, peut être à la fois un instrument de la puissance pontificale et le symptôme d’une angoisse profonde face à l’effritement de l’Empire romain.

Forger le faux est un essai qui, par son érudition tranquille et sa profondeur de vue, nous invite à reconsidérer notre rapport à la vérité, à l’histoire, à l’écriture. En explorant les ombres et les lumières de ce Moyen Âge si souvent caricaturé, Paul Bertrand nous offre une méditation subtile sur les pouvoirs et les périls du langage. Le faux, en définitive, n’est peut-être pas tant le contraire du vrai que son envers nécessaire, son stimulant, son aiguillon. C’est parce qu’il y a du faux que nous cherchons le vrai ; c’est parce qu’il y a de la manipulation que nous aspirons à l’authenticité ; c’est parce qu’il y a de la fiction que nous interrogeons la réalité. Dans notre monde saturé d’images et de discours, où la tentation est grande de se réfugier dans des certitudes simplistes ou de sombrer dans un relativisme désabusé, la lecture de Forger le faux est une salutaire leçon de complexité. Elle nous rappelle que la vérité n’est jamais donnée, mais toujours à construire, à débattre, à interpréter. Et que l’écrit, ce formidable instrument de mémoire et de pouvoir, est aussi, et peut-être avant tout, un art de la fiction. Le grand vertige de la falsification, hier comme aujourd’hui, n’est-il pas, au fond, le vertige même de la création humaine ? C’est une des questions, et non la moindre, que ce livre essentiel nous laisse en partage.

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Chroniqueur : Dominique Marty

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