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Djaïli Amadou Amal, Le harem du roi, Emmanuelle Collas, 19/08/2024, 300 p., 21,90€.

Avec Le harem du roi, Djaïli Amadou Amal confirme sa place parmi les voix les plus percutantes de la littérature africaine contemporaine. Lauréate du Prix Goncourt des Lycéens en 2020 pour Les Impatientes, l’auteure camerounaise poursuit son exploration des thèmes qui lui sont chers : la condition féminine, le poids des traditions et les défis de la modernité dans les sociétés africaines.
Dans ce nouveau roman, Djaïli Amadou Amal nous transporte au cœur d’un palais où les traditions ancestrales s’entrechoquent avec la modernité. À travers l’histoire de Boussoura, épouse du nouveau roi, l’auteure explore les complexités de la condition féminine au sein d’un système patriarcal où l’amour, le pouvoir et la liberté s’entremêlent. Une lecture bouleversante qui questionne les fondements mêmes de la société et de l’individu

Djaïli Amadou Amal nous plonge au cœur d’un monde où le poids des traditions ancestrales se fait sentir jusque dans les sphères les plus intimes de l’individu. Dès les premières pages, nous sommes transportés à Yaoundé, aux côtés de Boussoura et Seini, un couple dont la vie bascule lorsque ce dernier, médecin moderne et mari aimant, est appelé à succéder à son oncle en tant que roi. “On ne prend pas rendez-vous avec le destin. Le destin empoigne qui il veut, quand il veut.” C’est avec cette citation de Mariama Bâ que Djaïli Amadou Amal ouvre son roman, nous annonçant ainsi le bouleversement qui va marquer la vie des protagonistes et celle du palais. Le couronnement de Seini, sa transformation en lamido – le souverain tout-puissant de la région – altère profondément son existence et celle de Boussoura, confrontés désormais aux exigences d’un système rigide et ancestral.

Une vie bouleversée par le poids de la tradition

L’auteure décrit avec précision l’ascension fulgurante de Seini au pouvoir, ses journées rythmées par les obligations royales, les rencontres avec les notables et la faada. Seini s’habitue progressivement à porter la lourde gandoura et le turban qui marquent son nouveau statut tout en tentant de concilier modernité et tradition. Cependant, l’adaptation de Boussoura s’avère beaucoup plus difficile. Arrachée à sa vie paisible à Yaoundé, où elle enseignait la littérature, elle doit désormais vivre confinée dans les murs du palais. “Ce n’est pas facile pour moi non plus ! Je suis mort de fatigue. Toutes ces cérémonies, ces visites, tout ce protocole. La cour ou faada, sans parler des doléances ! J’ai envie de me retrouver très loin d’ici.” Les confidences de Seini à Boussoura expriment son mal-être et illustrent le sentiment de déracinement qu’ils éprouvent tous les deux, d’autant que le mariage monogame et égalitaire, modèle d’union contemporaine, est menacé lorsque Seini va adopter les attributs et les pratiques ancestrales de sa nouvelle fonction. Le lecteur assiste à la lente corruption d’un homme initialement intègre, séduit par la polygamie et les privilèges de sa position. Boussoura est contrainte à la résistance silencieuse.

Les murs du silence : Une exploration des jeux de pouvoir

Le roman prend une dimension particulièrement fascinante avec l’arrivée de Boussoura au palais. Djaïli Amadou Amal nous fait pénétrer dans un univers clos où les traditions règnent en maîtres absolus : “Dans nos traditions, les hommes ne vivent pas dans le même espace que leurs épouses. Le palais a été conçu ainsi. Il date de plus de deux cents ans.” Djidda, le majordome dévoué et connaisseur des us et coutumes de la chefferie, devient le guide de Boussoura à travers cet univers labyrinthique, tissé de secrets et de non-dits.
Le palais, dont les hauts murs semblent isoler ses habitants du monde extérieur, devient également le symbole d’un système traditionnel aux prises avec les défis de la modernité. “N’oublie pas que notre royaume, le lamidat, s’est établi et agrandi grâce au jihad. Que nous détenons le Toutawal, l’étendard sacré de l’islam” Dès son arrivée au pouvoir, Seini est confronté à la lourde responsabilité de gouverner et de protéger l’héritage de ses ancêtres. Djaïli Amadou Amal décrit avec précision les mécanismes de la chefferie, la faada composée de notables et de dignitaires, les complexes rouages d’un système séculaire où le lamido exerce un pouvoir à la fois politique, social et religieux. Nonobstant Seini, le médecin formé à l’occidentale, a la volonté sincère de moderniser la chefferie et de lutter contre les fléaux qui ravagent la région comme le choléra, la tuberculose ou le VIH. Hélas, il est rapidement confronté à la résistance des traditions et à l’inertie d’un système réfractaire au changement.
Au sein de ces murs apparemment imperméables, le harem n’est pas uniquement le lieu des amours et des jalousies. Il devient un espace où se jouent également des enjeux politiques et sociaux. Les concubines, issues de différents clans, représentent les alliances stratégiques qui consolident le pouvoir du lamido. L’arrivée de Safia, ancienne victime de violences conjugales accueillie au sein du harem, et sa promotion au rang de favorite déclenchent un conflit ouvert qui révèle les tensions et les fractures de la société elle-même. Cet incident violent que subit Safia, mettra en lumière les difficultés de Seini à concilier son rôle de garant de l’ordre et sa volonté de moderniser les structures traditionnelles de la chefferie.
Au fur et à mesure que l’intrigue se déploie, on perçoit la montée en puissance de Habibatou, la concubine chargée du “soro”, les appartements privés du roi. Fine stratège et déterminée à asseoir sa place dans ce système hiérarchique, elle devient la gardienne des traditions et l’arbitre des conflits du harem. “Je ne vous conseille surtout pas de vous séparer de la concubine soulaado, Habibatou. Elle est la seule qui connaît exactement le contenu des cantines du trésor et leur histoire.” Les propos de Djidda révèlent l’importance stratégique de Habibatou au sein du palais, devenant un personnage pivot dans le destin de Boussoura et des autres concubines.

L’éveil des consciences : La quête de liberté

Loin de se résigner à leur sort, les femmes du harem aspirent évidemment à plus de liberté. À travers des destins croisés et des révoltes parfois muettes, Djaïli Amadou Amal donne voix à des personnages en quête de reconnaissance et d’émancipation. Boussoura, confrontée à la réalité de la polygamie et aux changements profonds que subit Seini, est contrainte de se repositionner. Doit-elle se résigner à une vie de reine prisonnière des murs du palais ou choisir la liberté, quitte à rompre avec un système qu’elle ne partage pas ? “Je n’ai pas épousé le prétendant au trône d’une chefferie traditionnelle. J’ai épousé un médecin, un homme moderne préoccupé uniquement de l’émancipation de sa femme et de ses enfants, de leur épanouissement et de leur liberté.” La colère de Boussoura exprime sa désillusion et son refus de sacrifier sa vie et ses convictions au profit d’un système qu’elle conteste du fond du cœur.
D’autres personnages féminins, à l’instar de Fanta, nous touchent par leur fragilité, leur quête de bonheur et leurs aspirations à une vie différente. “Pourquoi celle-ci ne trouvait-elle pas un mari ? Elle n’était pas vilaine au point de finir vieille fille.” Fanta, contrainte de devenir “soulaabé” pour sortir sa famille de la pauvreté, incarne ces femmes dont le destin est scellé par les choix des hommes et le poids des convenances sociales.

Avec Le harem du roi, Djaïli Amadou Amal livre une œuvre remarquable. L’auteure nous transporte dans un univers à la fois fascinant et oppressant, où les jeux de pouvoir, les alliances fragiles et la quête de liberté s’entremêlent. La transformation de Seini, tiraillé entre modernité et tradition, la révolte silencieuse de Boussoura, la quête d’amour de Fanta et la détermination de Habibatou à imposer sa place, dessinent un tableau complexe et bouleversant de la condition féminine dans un monde en mutation. Et l’épilogue du roman nous laisse en suspens… Djaïli Amadou Amal, à travers des destins croisés et ce dénouement qui pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses, nous invite à une réflexion profonde sur le sens de nos choix et l’impact que le poids des traditions, de la culture et des conventions peut avoir sur nos vies. Un ouvrage marquant qui ne laissera aucun lecteur indifférent.

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