Ce qu’écrit Annie Ernaux, livre après livre, c’est ce que la mémoire fait de nous. Toujours, à leur lecture, est affirmé que notre corps et notre esprit sont faits de strates de souvenirs et d’anciennes sensations qui provoquent, qui convoquent nos agissements. Comme pour questionner ce mystère du temps disparu et pourtant encore présent, l’écriture est alors le moyen de « sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais ». Dans Les années (2008), où l’on trouve cette citation, se déployait la fresque de nos vies, leur évolution progressive, et la présence quasi charnelle des absents évoqués par des photographies. Le nouveau récit d’Annie Ernaux, très court et rédigé peut-être avec la lame fine d’un couteau, est le rapport d’une rencontre amoureuse ancienne qui fait ressurgir les hasards et les chemins d’une vie.
Cet homme jeune qu’elle a aimé semble n’avoir plus de visage – plutôt devrait-on dire qu’il a plusieurs visages et que tout se brouille en ce palimpseste : l’amant, le fils, le passé. Elle aime ce garçon encore étudiant, alors qu’elle a un peu plus de cinquante ans. Elle retrouve à travers lui ses années de jeunesse et d’insouciance. Elle aperçoit ses fils qui furent eux aussi étudiants. Subtilement, elle analyse cet écart : il est « le porteur de la mémoire de mon premier monde ». En effet, cet homme aimé « endosse le peignoir à capuche qui avait enveloppé d’autres hommes. Lorsqu’il le portait, je ne revoyais jamais l’un ou l’autre d’entre eux. Devant le tissu-éponge gris clair j’éprouvais seulement la douceur de ma propre durée et de l’identité de mon désir ». La reviviscence de cette liaison est ainsi faite du mélange d’une présence/absence, et l’écriture, par sa nécessaire simplicité, trouble justement ce rapport au temps.
Celui-ci révèle ce que l’un et l’autre ont vécu ou ce qu’ils vivront séparément. Cette femme a connu les rues encore dévastées et les difficultés de l’après-guerre ; les morceaux de musique des années 1960 ; le képi du général de Gaulle. « Que cette longue mémoire du temps d’avant sa naissance à lui soit en somme le pendant, l’image inversée de celle qui serait la sienne après ma mort, avec les évènements, les personnages politiques, que je n’aurai jamais connus, cette pensée ne m’effleurait pas. De toute façon, par son existence même, il était ma mort ».
Mais plus encore qu’une réflexion sur le temps et l’importance du présent vécu intensément, d’autres thèmes affleurent de ce texte : la description du « scandale » que représente un couple aux âges dissemblables (mis en regard d’une situation inversée où un homme d’âge mûr est accompagné d’une fille d’une vingtaine d’années – en ce cas, pour la société, il n’y a pas de scandale) ; mais encore et surtout la différenciation sociale. Elle voit, dans la posture et les gestes du jeune homme issu d’une famille endettée, sa propre jeunesse dans un milieu populaire. Par sa position sociale de femme professeure et auteure, cette relation amoureuse est, de fait, asymétrique et s’envisage « sous l’angle du profit » : au plaisir qu’il lui donne, elle lui offre des voyages à Venise ou à Madrid. Elle fixe les règles. Elle utilise l’arme de la domination.
La rupture amoureuse avec le jeune homme a lieu alors qu’elle achève l’écriture d’un livre dans lequel elle raconte son avortement. « Comme si je voulais le décrocher et l’expulser comme je l’avais fait de l’embryon plus de trente ans auparavant ».
Comme si les moments d’intensité pouvaient disparaître dans le sang de l’écriture.
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