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Nawaf Salam est de ces intellectuels dont l’œuvre, la carrière et les actions marqueront durablement l’histoire des relations internationales. Ce juriste et diplomate, issu d’une famille beyrouthine ayant joué un rôle majeur dans la construction du Liban, est un observateur averti de la vie politique et sociale de son pays. Son dernier ouvrage, « Le Liban d’hier à demain », propose une analyse critique, argumentée et non partisane de la crise protéiforme qui frappe le Liban et menace jusqu’à son existence même.
Articulé autour de huit articles de l’auteur relatifs au système politique libanais, le livre propose dans un premier temps de mieux cerner les phénomènes confessionnels, démographiques, sociaux et politiques qui ont conduit à la guerre civile de 1975, avant d’analyser dans un deuxième temps les conséquences de l’accord de Taëf ayant mis un terme au conflit en 1989, puis de proposer en troisième lieu des pistes de réflexion concrètes sur les réformes à mettre en œuvre afin de sortir le Liban de la crise.
Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur détaille le rôle prééminent des tawâ’if, ou communautés confessionnelles, qui sont, au Liban, des phénomènes sociaux totaux (Marcel Mauss) exerçant leur emprise sur les individus. Parmi les dix-sept communautés qui cohabitent au Liban toutefois, seules trois – les maronites, les sunnites et les chiites – peuvent prétendre aux fonctions les plus élevées de l’administration. Les membres des autres communautés « dites ’’petites’’ ou ’’minorités’’ ne peuvent accéder ni à un poste ministériel ni à un quelconque poste de rang élevé dans la fonction publique ».

Cette différenciation confessionnelle trouve son origine politique dans la proclamation, par la France, le 1er septembre 1920, de la création de l’État du Grand Liban qui accorda une place centrale aux chrétiens, générant ainsi un déséquilibre confessionnel qui alimenta le ressentiment, en particulier chez les musulmans. Ressentiment que le Pacte national de 1943 – qui consacra, sur la base du recensement de 1932, le communautarisme politique – n’allait guère atténuer. Si les maronites virent dans le Grand Liban la réalisation de leur projet national, les musulmans se retrouvèrent, quant à eux, réduits à une position de minorité qui les écartait du processus de décision.

Les disparités confessionnelles favorisèrent en outre le clientélisme et la corruption, avec l’attribution des postes dans la fonction publique selon les appartenances religieuses, et non pas au mérite. Selon l’auteur, le moyen le plus sûr de mettre un terme à ces dysfonctionnements est de favoriser la déconfessionnalisation, en particulier à travers l’école, ce lieu où « s’insinue une nouvelle discipline de l’esprit, qui sépare graduellement les circuits de l’intelligence rationnelle de ceux de la foi » (Mahmoud Hussein). Or, au Liban, les emprises communautaires sont telles, que la déconfessionnalisation semble une stratégie vouée à l’échec. Le pays du cèdre est une mosaïque de communautés confessionnelles qui rend délicate l’appréhension même d’une identité nationale. Mais le Libanais n’est-il pas, en tant que Méditerranéen, « l’homme des périls hasardeux » (Michel Chiha) ?

Aux problématiques confessionnelles s’ajouta, dès la deuxième moitié du vingtième siècle, une crise socio-économique doublée d’une crise migratoire, avec les vagues d’immigration palestiniennes des années 1960. Sur le plan socio-économique, la désertification des zones rurales ruina l’économie agricole essentiellement issue du tabac et des betteraves à sucre, et généra d’importants mouvements de populations vers les grandes métropoles comme Beyrouth, où se développèrent de véritables bidonvilles. Les migrants et les déshérités s’agglutinèrent dans la « ceinture de la misère », loin des promesses de la ville, du miracle économique ou de lendemains heureux. Un terreau fertile pour la radicalisation. Au milieu des années 1970, le charismatique imam chiite Moussa Sadr créa le « Mouvement des déshérités », Harakat al-mahrûmîn, et sa branche militaire, Amal, qui ne tardèrent guère à attirer en leur sein des éléments radicaux. Les divisions confessionnelles favorisèrent encore l’essor de la Résistance palestinienne qui s’établit au Liban, exportant ainsi le conflit israélo-palestinien.

En 1975, les crispations communautaires, les difficultés socio-économiques, la corruption endémique de la fonction publique et les influences étrangères croissantes avec l’importation du conflit israélo-palestinien au Liban furent autant de signaux précurseurs au déclenchement d’une guerre qui allait durer quinze ans. Une guerre civile, avec des imbrications internes où chaque camp se retrancha derrière des alliés extérieurs (grossièrement, occidentaux et Israéliens aux côtés des chrétiens ; Syriens aux côtés des sunnites ; Iraniens aux côtes des chiites).
L’auteur revient dans la deuxième partie de l’ouvrage, à travers un minutieux travail d’analyse et de documentation, sur les différentes phases de la guerre jusqu’à la signature, le 22 octobre 1989 à Taëf (Arabie saoudite), du Document d’entente nationale mettant un terme au conflit. Cet accord, qui eut la vertu de « faire taire les canons », fut un tournant politique décisif dans l’histoire du Liban indépendant puisqu’il permit un « rééquilibrage des règles de la participation au pouvoir. Elles sont désormais plus équitables, mais la méthode de la distribution communautaire y est sanctionnée, sinon affirmée ». Bien que les réformes internes en soient la pierre angulaire, cet accord n’aurait cependant « jamais vu le jour s’il n’avait pas inclus des clauses réglementant les relations libano-syriennes et des dispositions relatives à la fin de l’occupation israélienne du Sud Liban », démontrant ainsi l’extrême imbrication des dimensions internes et externes du conflit libanais.

Rapidement, cet accord fut critiqué par certaines parties libanaises qui déplorèrent la répartition des confessions dans une troïka non constitutionnelle. Le président (maronite), le président du Conseil des ministres (sunnite) et le président du parlement (chiite), se retrouvent à la fois représentants de leurs communautés respectives et titulaires d’une fonction constitutionnelle. Les difficultés à gouverner devinrent telles que le système ne pouvait plus fonctionner sans arbitrage externe ; un rôle qu’assuma la Syrie. « Appliqué d’une manière éclectique et déformée, Taëf est devenu lui-même une source de nouveaux déséquilibres qui n’ont fait qu’attiser les méfiances et tensions à caractère confessionnel ».
Si l’accord de Taëf parvint à contenir la violence confessionnelle, il a aussi « paradoxalement mené au renforcement du confessionnalisme » depuis la guerre. Un confessionnalisme bien plus destructeur, selon l’auteur. Les quinze années de violence dans lesquelles le Liban fut plongé ont exacerbé les postures confessionnelles, les allégeances communautaires, menaçant le vivre-ensemble et l’identité libanaise. Pour reprendre la formule d’Antoine Messara, le Liban est un « État chrysanthème » où chaque communauté confessionnelle arrache une poignée de pétales sans se soucier de la fleur elle-même.
Cette situation implique des réformes audacieuses que Nawaf Salam détaille dans la dernière partie de l’ouvrage. Bien conscient que « la déconfessionnalisation du régime politique libanais ne pourra être introduite par des forces politiques elles-mêmes confessionnelles qui se disputent leurs parts respectives au cœur même de ce système confessionnel », l’auteur termine son ouvrage par un plaidoyer pour une réforme constitutionnelle profonde, audacieuse, corrigeant les imperfections de Taëf, abolissant le confessionnalisme de la sphère politique et modifiant les modes scrutins pour une introduction raisonnée de proportionnelle adaptée à la réalité géographique, démographique, confessionnelle et politique du Liban. Autant de pistes de réflexion concrètes en faveur d’une Troisième République qui impliquerait une refonte profonde du système politique libanais. « C’est seulement quand l’État aura réussi à affirmer son autonomie par rapport aux communautés et à se créer un espace propre qu’il pourra être digne de ce nom. Il ne s’agit ici ni d’un État à faire contre les communautés, ni d’un État qui soit seulement toléré par elles, mais plutôt d’un État capable de les contenir et de les transcender. « 

« Le Liban d’hier à demain » est un ouvrage fondamental pour la compréhension du Liban contemporain. Nawaf Salam offre au lecteur, avec recul, méthode et érudition, les clés essentielles pour décrypter les maux et les tourments qui paralysent le Liban et l’empêchent de s’accomplir. Mais l’auteur ne se contente pas d’un regard critique sur les défaillances du système politique libanais. Il propose aussi des solutions, ose des propositions concrètes de refonte du régime, en gardant toujours à l’esprit que « le drame des Libanais reste d’être des citoyens empêchés dans un État inachevé ».

Salam, Nawaf, « Le Liban d’hier à demain », Sindbad | Actes Sud |Orient des livres (L’), 05/05/2021, 1 vol. (175 p.), 17€

Florian BENOIT
articles@marenostrum.pm

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