Temps de lecture approximatif : 4 minutes

En 1758, un personnage mystérieux répondant au nom de « comte de Saint Germain » et vêtu avec une « simplicité magnifique », apparaît à la Cour de Louis XV. Il assure avoir connu François Ier et donne des détails si précis sur la vie à la Cour à cette époque qu’on le croit âgé de plusieurs siècles ; il va même jusqu’à présenter au roi un carnet sur lequel se trouvent quelques lignes écrites de la main de Montaigne en 1580. Il se dit très vieux, même immortel. Il refuse d’avouer son âge et on ne tarde pas à penser que ce mystérieux comte connaît le secret de l’élixir de longue vie. Les légendes sur le Comte de Saint Germain, aux multiples identités, et qui a su garder le secret de sa naissance, sont nombreuses. On l’aurait formellement reconnu en 1793, au pied de l’échafaud lors de l’exécution de Marie-Antoinette ; le lendemain de la mort du duc d’Enghien, en février 1820 à la veille de l’assassinat du duc de Berry, et enfin en 1835, dans le salon du futur académicien Jules Janin. Maurice Magre a écrit en 1930 dans « Magiciens et illuminés » : « Le comte de Saint Germain n’est, à coup sûr, pas mort dans le lieu et à la date que l’histoire a fixés. Il a poursuivi une carrière inconnue dont nous ignorons le terme et dont la durée semble si grande que notre imagination se refuse à l’accepter. »

Un avertissement liminaire énigmatique, et un incipit déroutant accueillent le lecteur du « Miroir de Venise » : « J’ai quatre cent soixante-cinq ans, neuf mois, trois semaines, six heures, et je me porte mieux qu’il n’est possible d’espérer ». L’intriguant « héros » de ce roman voit le jour en 1550 dans l’atelier de Maître Jacopo Robusti, que nous connaissons mieux sous le sobriquet du « Tintoretto », « le Tintoret », ce qui signifie « le petit teinturier », car – enfant – il travaillait dans la teinturerie de son père. Élève de Titien, Maître Jacopo, à la tête d’un atelier vénitien qui réalise des peintures d’histoire ou des commandes ecclésiastiques, va connaître son heure de gloire à l’orée des années 1560 et il deviendra, avec Véronèse, le plus célèbre peintre de Venise. Il vient d’épouser Faustina Escopi avec laquelle il aura huit enfants.

Les premières lignes nous laissent penser que nous assistons à la naissance – ou la renaissance – du Comte de Saint Germain. Il faut attendre le second chapitre pour réaliser que « l’enfant » qui s’apprête à voir le jour est en réalité un « bozzeto », c’est-à-dire l’esquisse d’un grand tableau ou d’une fresque, que Maître Jacopo vient d’enfanter par la virtuosité de ses crayons et sa liqueur séminale de joyeuses couleurs :

Enfin, indescriptible impression, mes amis, le contact que j’appréhendais se produisit ! La scène primitive me parut durer un éclair et une éternité à la fois. Piqûre vive, creusement soudain puis progressif de ma tremblante surface, parcours savant de mon torse étonné et de mes reins plaintifs, griffures délibérées à mon visage, caresses éclairées sur mes cuisses… Une torture aux crayons, accompagnée de force ahanements, transpiration et rejets d’haleine fétide… Bref, un coït terrible et puissant, ne m’accordant ni choix des armes, ni pause, ni relaxe, mais avec, à la clef, oh oui : une incroyable jouissance spasmée ! Eurêka ! Alléluia ! Le petit Teinturier venait de me prendre !

L’enfant du Tintoretto est la première esquisse d’un Sposalizio della Vergine (Mariage de la Vierge) que les Frères mineurs ont commandé à plusieurs artistes vénitiens en vue de décorer l’église San Francesco della Vigna. Le maître des couleurs, qui a besoin de faire vivre son atelier, n’entend laisser passer une telle opportunité. Pour remporter le marché, il annonce à ses élèves :

Ce Sposalizio, ce Mariage de la Vierge doit devenir une chose grandiose, mes amis ! Du jamais vu sur un sujet aussi barbant. Pensez-y un instant ! Ce pauvre Joseph qui n’en croit ni ses yeux ni ses oreilles… Et le grand prêtre (encore un Pharisien calotté) couronné de son ridicule bicorne, l’air pontifiant, jouant les entremetteurs entre deux amants aussi transis qu’improbables… Eh bien ! Avec ce sujet piteux, mes enfants, ce sujet qui n’a jamais produit la moindre érection chez personne, nous allons faire surgir quelque chose d’épatant, que ni Paolo ni le Cadorin, et encore moins les Palma, ne sauraient concevoir.

Mais à cette époque, l’artiste, s’il veut plaire, doit flatter la bassesse de ses commanditaires. Le tableau est bien évidemment refusé par les ecclésiastiques.

« Le Miroir de Venise » est l’histoire d’un tableau qui se raconte. Sublime idée. Ce Sposalizio qui s’imagine immortel observe, pense, respire, écoute, souffre, s’éprend d’une belle vénitienne et – maîtrisant des dimensions qui nous sont inconnues –, sait communiquer aussi bien avec ses congénères, qu’avec des hommes suffisamment initiés aux mystères de sa création. L’auteur nous entraîne dans la beauté et l’humanisme de la société vénitienne, mais aussi dans ses fanges et dans ce qu’il y a de plus abject chez l’être humain. Intrigues, passions, secrets, pouvoirs occultes, conspirations criminelles, le Sposalizio découvre et juge avec lucidité cette société d’hommes puissants et haut placés, d’autant plus misérable qu’elle se prétend raffinée et pieuse…

Quel génie chez François de Bernard, qui a un style aussi éblouissant que sa maîtrise de l’art et de la peinture italienne. Il est rare, de nos jours, de lire de tels récits peints de manière si délicate, subtile où l’on retrouve – enfin ! – l’expressivité littéraire des phrases longues. L’auteur caresse sa toile avec des mots d’une incroyable élégance, alternant les formules dignes des maîtres de la fin du XIXe siècle, avec des expressions plus modernes qui font fi de certaines conventions. L’ouvrage est conduit à merveille, l’intrigue est neuve, l’intérêt est puissant. Comme en son temps le Sposalizio avec les Frères mineurs, on se demande pourquoi la critique a-t-elle pu passer à côté d’un tel chef-d’œuvre ! Nous sommes dans une société où l’on écrit beaucoup, pour ne rien dire, et le dire mal. Alors on a envie de dire à l’auteur : retournez à vos pinceaux, ne vous découragez pas ; vous maîtrisez si bien votre art qu’une suite est impérieuse. Le « Miroir de Venise » ne doit pas être un astre fixe, seulement visible durant les belles nuits vénitiennes. Il n’a pas encore dévoilé tous ses secrets…

Jean-Jacques BEDU
articles@marenostrum.pm

Bernard, François de, « Le miroir de Venise », Ed. Héloïse d’Ormesson, 14/10/2021, 1 vol. (233 p.), 18€

Retrouvez cet ouvrage chez votre LIBRAIRE indépendant et sur le site de L’ÉDITEUR

Faire un don

Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.

Vous aimerez aussi

Voir plus d'articles dans la catégorie : Littérature méditerranéenne

Comments are closed.