À l’image de Tanger, cette ville où l’on se perd de nuit mais qui finit toujours par vous expulser, ce 3e volume de « Barnum » vous absorbe, mais sa construction plus élaborée que celle des deux premiers de la série s’attache à vous guider. Tanger, et son petit café aux confins du monde, évoque les colonnes d’Hercule, la disparition de Dante descendu aux enfers, mais aussi le métier de l’écrivain, dont le double pourrait être ce vieillard, à la peau aussi grillée que les cacahuètes qu’il dispose sur des feuilles de papier blanc, origamis inédits, pour les vendre.
« Barnum », qui se présente sous la forme d’un épais volume, et recense presque 20 ans de chroniques, renvoie par son titre aux cirques de « freaks » comme celui dépeint par Todd Browning dans le film éponyme, avec son alternance d’illusionnistes, d’acrobates ou de clowns, ou le rassemblement de monstres sur un plateau télévisé, dans le « Ginger et Fred » de Fellini. Un des chapitres, intitulé « Passer à la télévision », aborde d’ailleurs ce motif, tout en émettant des suggestions. Le monstre est ce qu’on montre, mais aussi ce qui sert à nous admonester, nous mettre en garde. Barnum, le plus grand entrepreneur de spectacle, inspire à Baricco sa vision sociétale, le cirque n’étant pas fait cette fois pour les hommes, mais par eux. En effet, il concerne tous les aspects d’une société qui adore se mettre en scène, (Guy Debord, ce visionnaire, avait déjà intitulé « La société du spectacle » un livre paru en 1971) dans un show ininterrompu, (même si c’est parfois son but reste acceptable) et privilégie le zapping consumériste. Il fait émerger des personnalités italiennes, Maurizio Ferraris, Giulio Einaudi, mais aussi d’autres, célèbres sur le plan international, comme Orhan Pamuk, Cormac Mc Carthy, Philip Roth, Houellebecq ou Gabriel Garcia Marquez. La métaphore circassienne sert à organiser la multiplicité des textes : on trouve d’abord une adresse, puis le contenu du spectacle qui se décline en deux parties, « Acrobaties » et « Attractions », séparées par deux entractes, et un bonus final.
Des thématiques permettent d’affiner ce regroupement, comme celle des villes, ou plutôt des « cinq meilleurs endroits du monde où penser et avoir des idées intelligentes sur les autres et sur soi », à savoir : Mumbai, Tanger, Las Vegas, Hanoï, et d’une manière un peu surprenante, La Boca, un quartier légendaire de Buenos Aires où se situe le stade tout aussi légendaire de La Bombonera, au nom de confiserie. Cette évocation permet à l’auteur d’enchaîner sur un de ses thèmes favoris, les sports collectifs. Ici, c’est une phrase relevée sur une affiche qui donne à Baricco la possibilité de délivrer sa vision poétique du football. Il s’agit de la citation d’un commentateur sportif saluant avec un enthousiasme lyrique un but de Maradona marqué contre l’Angleterre, dont l’écrivain reproduit le texte espagnol. Pour tous les Argentins, qui la connaissent par cœur, cette phrase mythique prend l’allure d’un poème. Sauf que son auteur, par une coïncidence merveilleuse, se nomme Victor Hugo. Baricco, qui a souhaité le rencontrer, le décrit comme « un gentleman latino-américain à la Vargas Llosa », ou une » figure de romans de cape et d’épée ». Cette rencontre lui a valu une invitation à assister à ses côtés à un match de la Bombonera, invitation aussi précieuse pour Baricco que si Claudio Abbado l’avait prié de diriger avec lui derrière le pupitre l’orchestre de Berlin. D’ailleurs, il accorde aussi trois chroniques au célèbre maestro, intitulées « Beethoven, Abbado, et le Philharmonique de Berlin ». Mais d’autres sports trouvent aussi leur place ici, le basket, avec l’icône de Nike Air Michaël Jordan, et un coach qui ressemble « à un coffre à jouets en costume Armani ». Baricco commente le match, puis renouvelle l’expérience avec un autre, de rugby cette fois, opposant l’Angleterre à l’Écosse.
Les chroniques, celles d’un auteur engagé, qui assume ses positions, parfois surprenantes, mais toujours argumentées avec soin, abordent une grande diversité de sujets, du football à Vivian Maier, en passant par la politique américaine. Une évocation de « La Veuve joyeuse », de Frantz Lehar lui sert de prétexte pour évoquer les deux guerres mondiales, avant d’esquisser une comparaison avec l’insouciance de l’époque contemporaine, qui ignore volontiers les répercussions de la mondialisation, fruit gâté du colonialisme. La convention démocrate américaine lui donne l’occasion de réfléchir sur la politique italienne. Ailleurs, il s’interroge sur le rôle des subventions publiques en Italie, un autre cirque selon lui, et se demande si elles continuent à remplir leur fonction d’origine. Il estime que la bataille contre l’exclusion culturelle s’effectue sur un terrain déjà conquis, et propose des solutions inédites pour remédier à l’inculture. Le plaisir de lire, défini comme une « passion calme » par Franco Moreni, suscite une interview de cet auteur adoptant la forme d’une conversation amicale (amitié dont Baricco célèbre les charmes à l’époque où Internet n’existait pas et permettait des activités communes, et non l’exhibition de soi). Les propos de Moreni sur la lecture s’attachent à déconstruire les idées reçues. Baricco analyse aussi de manière critique « Soumission » de Houellebecq, auquel il préfère Roth et Coetzee, et évoque le vide laissé par Umberto Eco, le meilleur spécialiste du débat intellectuel, qu’il compare à un match de polo, réunissant par cette métaphore deux de ses amours, le sport et la littérature.
Dans ce superbe texte se conjuguent tout l’humour et la poésie de l’écrivain, qui ose des rapprochements inattendus, et pratique sans retenue l’autodérision. Drôles, brillantes, incisives, ces chroniques nous confrontent aux détours d’une pensée parfois digressive et à un autre aspect du talent de Baricco, dont les romans mettaient en évidence l’imaginaire et l’invention narrative. L’auteur a défini lui-même son livre comme un « canzoniere ». Cette dénomination fait écho au recueil de 366 sonnets et chansons composés par Pétrarque et dédiés à Laure, la femme aimée. Elle érige Baricco en poète et fait de son texte un ensemble de chansons destinées au lecteur, ou une sorte de journal construit à base d’articles et de récits, car pour lui un article bien structuré se constitue en récit. Dans ceux-ci, qui représentent autant d’interrogations sur l’Amérique, celle d’Oncle Picsou, de Cormac Mc Carthy, de la ville de Telluride, ou de Raymond Carver, sur la barbarie, mais aussi sur Walter Benjamin ou la « Cène » de Léonard de Vinci, le stade Flaminio et le chantier de la Fenice, le livre explore les multiples facettes du monde contemporain et de l’univers intérieur de Baricco, avec intelligence, érudition et drôlerie, dans une approche toujours originale.
Marion Poirson-Dechonne
articles@marenostrum.pm
Baricco, Alessandro, « Le nouveau barnum : essais », traduit de l’italien par Vincent Raynaud, Gallimard, 14/10/2021, 1 vol. (468 p.), 24€
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