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Sous la direction de Catherine Coquio, Joël Hubrecht, Naïla Mansour, Farouk Mardam-Bey, Syrie : le pays brûlé : le livre noir des Assad (1970-2021), Le Seuil, 23/09/2022, 1 vol. (1024 p.), 35€.

D’une guerre à l’autre, celle de Syrie a aujourd’hui quasiment disparu des ondes et des écrans laissant dans l’ombre et l’indifférence le sort d’un peuple violenté par un régime qui a instauré la terreur comme mode de gouvernement. Contre l’oubli, en dégageant les ressorts du régime assassin de Bachar al Assad, digne héritier de son père Hafez al Assad dans la destruction du « potentiel politique » des citoyens, Le pays brûlé. Le livre noir des Assad (1970-2021) a l’immense mérite de s’attacher à donner à ses lecteurs et lectrices des clés pour comprendre cette « guerre locale mondialisée ».
Revendiquant son engagement en faveur de la liberté d’un peuple et articulant la force des témoignages et la rigueur des analyses, le livre atteint incontestablement son objectif : faire ressortir la « logique d’une criminalité politique de grand format » relevant de fait, au regard des juridictions internationales ad hoc, de la violation des droits de l’homme, du crime de guerre et du crime contre l’humanité, sans oublier de poser la question du génocide, notamment à l’encontre des Yesidis (ethnie Kurde).
Élaboré en se conformant au souci d’exactitude des savoirs de l’histoire, du droit, de la sociologie, des sciences politiques et de la littérature, l’ouvrage décrypte minutieusement la violence inouïe qui, de 1970 à 2021, a pris en étau le peuple syrien entre, d’un côté, la tyrannie héréditaire et communautaire orchestrée par le clan Assad et, de l’autre, l’enracinement de l’État islamique ; enracinement instrumentalisé par Bachar al Assad qui a su s’en prévaloir en dénonçant « une armée de terroristes », neutralisant ainsi, aux yeux du monde, sa responsabilité dans la violence éradicatrice qui a mis à feu et à sang son pays.

La systématisation d’un terrorisme d’État

Tout en les renouvelant, les exactions commises en Syrie sous la férule de Bachar al Assad ont des similitudes avec celles subies par d’autres peuples. Comme ce fut par exemple le cas en Espagne de 1936 à 1939, la Syrie a généré un terrorisme d’État s’appuyant sur l’expérimentation de nouvelles armes (notamment, l’usage d’armes chimiques) et de nouvelles stratégies particulièrement meurtrières (bombardements des hôpitaux et des écoles) qui a malheureusement révélé un seuil de tolérance très élevé de la part des démocraties occidentales. Si les gouvernements de ces dernières ont peu ou pas réagi face au droit international bafoué, en revanche, comme pour la guerre d’Espagne, certains de leurs ressortissants se sont personnellement impliqués en Syrie au risque de leur vie : non pas des intellectuels et des artistes opposés au fascisme mais des jeunes partis rejoindre DAECH ou vivre leur islam. De même, à l’instar du régime franquiste, celui des Assad a jeté sur les routes de l’exil un grand nombre de réfugiés (environ 6,6 millions de personnes) ; mais si les républicains espagnols ont dû fuir la dictature franquiste pour cause de défaite, l’exil massif des Syriens « procède de l’utilisation délibérée par le régime dictatorial des populations civiles comme arme de déstabilisation de l’Europe ».
En se fondant sur des témoignages de divers statuts (parlés, écrits, dessinés…), Le livre noir des Assad décrit le cauchemar du système carcéral syrien qui, outre la pratique à grande échelle de la torture et du viol, impose aux familles le silence sur le sort des détenus. « La disparition et la destruction du deuil s’avèrent être, pour reprendre les mots de l’écrivain Omar Kaddour, « un trait constitutif de l’assadisme ». Avec les bombardements massifs et incessants mettant à genoux les populations et anéantissant des patrimoines architecturaux et artistiques multiséculaires, les sièges et les assauts des villes tenues par la rébellion témoignent du déchaînement de la violence initiée par le régime.
Le livre montre qu’imbriquée dans la militarisation, la « milicisation » et la confessionnalisation, c’est l’internationalisation de la guerre qui va in extremis et pour le pire sauver le régime de Bachar al Assad (dans la seconde moitié de la décennie 2010, intervention sur le sol syrien de forces étrangères dont les milices Wagner armées et soutenues par la Russie).

Les enjeux de la numérisation de la guerre par les victimes

Le pays brûlé. Le livre noir des Assad (1970-2021) souligne que ne pouvant être réduite à un huis clos entre un dictateur et son peuple, la guerre de Syrie concerne donc directement l’ensemble de la communauté internationale du fait d’exactions multiples relevant des crimes les plus graves. De ce fait, le volume considérable de documents numérisés produit sur le territoire en guerre par des citoyens, des activistes, des journalistes et des missions d’experts constitue des preuves incontestables de la spirale criminelle qui s’est abattue sur le peuple syrien. De manière inédite au regard de l’histoire des guerres, en utilisant les technologies de l’information et de la communication, le conflit syrien a été le plus filmé de l’intérieur notamment « par ceux qui étaient voués à la soumission et à l’extermination ».
Ce stock énorme de documents numérisés est aujourd’hui un enjeu décisif pour le difficile travail de la justice internationale systématiquement entravé par les manœuvres de la Russie au Conseil de sécurité de l’ONU. En raison de freins géopolitiques, la lenteur des instances judiciaires à faire aboutir leurs démarches de condamnation des coupables pourtant d’ores et déjà identifiés rend prégnante la nécessité de réussir à surmonter les difficultés de conservation, de classement et d’exploitation de cette surabondance de documents. En ce sens, La profusion de documents numérisés interpelle « le rôle inédit des GAFAM qui détiennent – à leur corps défendant – toutes les preuves des crimes commis en Syrie. Or, « que vont-ils faire de leur terrible patrimoine ? Seront-ils à la hauteur de leur responsabilité historique ? ».
Le livre précise que parvenir à tirer parti au mieux des multiples documents numérisés amassés pendant dix ans sur les crimes commis en Syrie par la dictature, s’avère d’autant plus urgent qu’actuellement le clan Assad toujours au pouvoir travaille, sans s’attirer significativement les critiques de la communauté internationale, à l’inversion de l’ordre des responsabilités dans la guerre en s’appuyant sur un processus de « ré-information » épaulé par un quadrillage méthodique du territoire, entremêlant déplacements massifs de populations, pillages, destructions et reconstructions à son profit.

En s’attachant à décrypter la complexité de l’écheveau des faits qui ont généré la guerre de Syrie et les mécanismes infernaux des violences faites à un peuple qui, alors qu’il réclamait fièrement la démocratie, a dû finalement se résigner au silence, Le pays brûlé. Le livre noir des Assad (1970-2021), à la fois engagé et réflexif, est un ouvrage essentiel à la compréhension de l’histoire de notre monde contemporain.

Chroniqueuse : Éliane Le Dantec

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