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Le grand historien italien Carlo Ginzburg explique comment, travaillant à la bibliothèque de l’École normale supérieure de Pise en 1958 et alors âgé de dix-neuf ans, il fut amené à prendre trois décisions qui décidèrent de sa trajectoire intellectuelle. Son irrésistible attrait pour la matière des procès en sorcellerie intentés par l’Inquisition à travers toute l’Europe entre les XIVe et XVIIe siècles lui fit envisager résolument la perspective d’une carrière d’historien, mais plus seulement pour entendre et questionner le point de vue des persécuteurs méticuleusement documenté, mais aussi et surtout celui de leurs victimes. Mis à part la sympathie romantique qu’avait manifesté l’historien Jules Michelet pour les sorcières « rebelles » (1862), mis à part l’intérêt qu’avait exprimé l’égyptologue Margaret Murray pour leurs croyances ressortant de ce qu’elle identifiait comme un culte préchrétien de la fertilité (1921), ces femmes, mais également ces hommes accusés d’appartenir à une secte en marge et en embuscade de la société chrétienne, soumis pour cette raison à la question et le plus souvent condamnés et brûlés, n’avaient guère été entendus.
Cet intérêt pour la sorcellerie et plus largement pour les persécutés trouve dans l’histoire de la famille de Ginzburg des motivations qui demeurèrent longtemps aux yeux du jeune historien, absolument inconscientes. En 1944, soit quatorze  ans avant que Carlo Ginzburg n’entame son enquête et ne foule sa Via Appia, son père Leone Ginzburg, né dans une famille juive d’Odessa immigrée à Turin, était assassiné en tant qu’opposant au régime fasciste dans la prison romaine de Regina Cœli. Dans l’histoire de la persécution contre les ennemis de la société occidentale, ennemis de l’intérieur, suspectés d’être manipulés par un ennemi de l’extérieur, autrement dit le diable, la société occidentale s’en prit d’abord aux lépreux accusés d’empoisonner les fontaines et les puits, lépreux remplacés plus tard par les fous, les pauvres, les criminels et les juifs. Cette obsession pour le complot menaçant l’ordre établi trouva pour finir dans la secte des sorcières et des sorciers les boucs émissaires tout désignés. En l’espace de quelques décennies, les juges et inquisiteurs s’employèrent à tordre leurs dépositions afin qu’elles coïncident avec ce que les démonologues chrétiens avaient théorisé à propos du sabbat, de telle manière que les coupables finissent par ressembler aux coupables que l’on cherchait.
Le point de départ de l’enquête passionnante de Carlo Ginzburg se situe en 1963 aux Archives d’État de Venise. Il revient sur ces épisodes fondateurs en postface du Sabbat des sorcières.

J’étais, [explique-t-il], à la recherche de procès pour sorcellerie dans les vastes archives de l’Inquisition qui se trouvent conservées aux « Frari » dans l’ancien couvent des Franciscains qui abrite désormais le bâtiment des archives de Venise. C’est alors que sans que je pusse le prévoir et, par le pur fruit du hasard, je suis tombé sur les minutes, qui remontent à 1591, des réponses données par un jeune vacher, du nom de Menichino de Latisana, à l’inquisiteur qui l’interrogeait. « Es-tu un benandante ? » lui demandait l’inquisiteur.

Ginzburg avoue n’avoir alors jamais entendu ce mot de « benandante ». Le vacher Menichino commence par expliquer qu’il est né « coiffé », autrement dit le corps enveloppé de la poche du liquide amniotique, ce qui le contraint trois fois dans l’année, lui et ses semblables, à aller combattre des sorcières et des sorciers, les benandanti brandissant des branches de fenouil, les sorciers des tiges de sorgho. De ces affrontements « en esprit », c’est-à-dire une fois quitté le corps laissé par les benandanti en état de léthargie ou catalepsie à leur domicile, dépendent la fertilité des champs et l’abondance des moissons.

À peine avais-je lu ces mots, [déclare Ginzburg], que je me suis pris tout de suite à penser aux chamanes sibériens et à leurs performances extatiques. (…) Les aveux de Menichino avaient été l’étincelle qui avait enclenché mon premier livre, I benandanti, publié en 1966 et traduit en français sous le titre Les Batailles nocturnes.

N’ayant pas encore traité des relations, pour lui indubitables, entre benandanti et chamanes, faute d’une maturité et d’une légitimité intellectuelle suffisantes, Ginzburg se proposait d’y revenir ultérieurement. Ce qu’il fit avec la publication en 1989 de Storia notturna, traduit en français en 1992 sous le titre Le sabbat des sorcières et aujourd’hui reprit dans la collection Folio.
Enquêtant sur les racines folkloriques du sabbat, Ginzburg restitue un certain nombre de témoignages d’hommes et de femmes ayant déclaré à leurs juges vivre en extase des expériences apparentées à celles que connaissent les chamanes sibériens : le vol magique et la transformation en animal. Pour expliquer la présence sur le sol européen de ces pratiques, l’historien s’aventure à faire deux hypothèses. La liaison a pu être constituée par une population culturellement apparentée – sauf pour la langue – aux nomades des steppes comme les Scythes, avec lesquels d’abord les Grecs (à partir du VIIe siècle avant J.-C.) puis les Celtes (à partir du IVe siècle avant J.-C.) avaient noué des relations commerciales sur les rives de la mer Noire. La seconde est que les contacts avec les Scythes avaient pu réactiver, chez les Grecs comme chez les Celtes, des éléments culturels latents, mais sédimentés depuis des siècles, voire des millénaires.

La conclusion à cet extraordinaire jeu de pistes auquel s’est livré l’historien italien depuis la publication des Batailles nocturnes est qu’une partie importante de notre patrimoine culturel provient à travers des intermédiaires qu’il nous est souvent impossible de culturellement identifier, des chasseurs sibériens, des chamanes de l’Asie septentrionale et centrale et des nomades des steppes. Ainsi, nonobstant la volonté de l’accusateur de pervertir et de souiller le monde des accusés, quelque chose de nos racines les plus profondément enfouies dans le sol européen nous a été restitué grâce aux dépositions de ces paysans frioulans et, plus émouvant encore, grâce à la complicité opiniâtre d’un historien travaillé à son insu par sa propre mémoire.

Ginzburg, Carlo, Le sabbat des sorcières, traduit de l’italien par Monique Aymard, postface inédite de l’auteur traduite par Martin Rueff, Gallimard, Folio. Histoire, n° 318, 17/02/2022, 1 vol. (692 p.-14 pl.), 13€.

Jean-Philippe de Tonnac

Jean-Philippe de Tonnac

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