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Nouri Al-Jarrah, Le sourire du dormeur : anthologie poétique, Actes Sud – Sindbad, 12/10/2022, 22,50€.

Les éditions Actes Sud publient, sous le titre Le Sourire du Dormeur, emprunté à l’un de ses poèmes, une anthologie de textes du grand poète syrien Nouri Al-Jarrah, extraits de différents recueils.

Un imaginaire mythique

Les poèmes de Nouri Al-Jarrah multiplient les références à l’antiquité grecque. Ainsi, le livre s’ouvre sur des passages de Nulle Guerre à Troie, Les Derniers Mots d’Homère, qui l’ancrent dans un passé de légende, pas si différent du présent, comme si les luttes entre Grecs et Troyens venaient modéliser le conflit syrien. Les paysages sont peuplés de ruines, et les êtres vivants se fissurent comme des statues. Le monde que décrit le poète tente d’échapper à la dimension spectrale qui hante son univers familier. Il se défend d’être une ombre mais s’interroge sur sa propre existence : « Suis-je moi-même ? / Ou l’ombre d’une personne née à Samosate dans le Haut-Euphrate / Qui aurait vécu à Ma’arra / Et serait enterrée à Rafina ».

Le souvenir de Samosate se retrouve plus loin, avec une invocation à Lucien, l’auteur du Voyage imaginaire, auquel il s’adresse avec les termes de Jésus crucifié invoquant Dieu : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » Le livre ne cesse d’interroger l’identité du narrateur, confronté à une autre figure, image même du retour du royaume des morts : « Suis-je Lazare ? » Un Lazare damascène, qui devient l’incarnation de l’écrivain. La mort et le sommeil se confondent, comme Hypnos et Thanatos, ces jumeaux des mythes grecs. L’auteur joue sur les images du deuil et de la résurrection, réveil matinal ou sortie de la caverne, mais aussi du tissage, avec l’évocation du suaire de Laërtes, beau-père de Pénélope, ou ces « tisseurs qui ont fait leurs adieux au ver à soie en pleurant / Et se sont tournés vers le coton pour tisser des linceuls ». Les époques se mélangent, du merveilleux biblique au Moyen Âge des croisades, tandis que l’auteur égrène des noms de villes aux résonances poétiques, Sidon, Tyr, Tripoli, Saint Jean d’Acre « sous le regard des Vénitiens et des Génois … / Les yeux embrasés par les vagues de soie. » Lazare ébloui par l’image du Christ ressuscité se substitue ici à Saint Paul sur le chemin de Damas. La figure du conteur s’adresse aux vagues de populations successives, et termine par celle des « messagers de la reine Elisabeth venus de la mer des ténèbres », nom autrefois donné à l’océan.

La Syrie aujourd’hui

Mais c’est bien du monde contemporain qu’il s’agit. La description du Long Souk déserté de ses habitants, ou celle de « soldats armés de mitraillettes / Arrivés dans des véhicules militaires croulant sous les drapeaux », arborant sur leurs bras l’insigne de la Garde Républicaine donne une image de la ville aussi terrible que glaçante. Cette unité prétorienne, au service de la famille de Bachar el Assad, a combattu la rébellion à Damas lors de la révolte en 2011-2012. L’épopée de Gilgamesh, avec la figure séductrice de Siduri, la cabaretière des dieux, ou les derniers propos d’Homère, imaginés par le poète syrien, créent une collision entre deux temporalités, celle de la légende et celle de l’histoire.
L’auteur lui-même, qui s’exprime à la première personne, est un exilé, réfugié à Londres, malgré ses préjugés envers le capitalisme. Mais son destin apparaît moins tragique que celui des migrants, qu’il mentionne dans les extraits de cet autre recueil, Une barque pour Lesbos, où Sapho s’adresse à ses « frères Syriens souffrants« , ceux qui se débattent avec les vagues ou qu’on trouve morts sur les rivages, « enfiévrés sur les sombres côtes, les visages lumineux, ici, à Lesbos, que Troie a tant fait pleurer… « 
À l’appel de Sapho succèdent diverses voix anonymes, désignées par des chiffres romains, venues clamer leur douleur. À tous ces inconnus, le poète prête tour à tour sa voix, redonnant la parole à celles qui se sont tues. Le « je » n’est plus ici celui de l’auteur, mais de chacun de ces exilés, qui tantôt interrogent, remercient, se souviennent, dans des textes, brefs pour la plupart, mais étincelants. La mer devient aussi un personnage du récit. La voix des noyés passe par les coquillages, le « gémissement de la vague et le sanglot du crabe« , le paysage se pare d’affectivité, tristesse du sable ou algues chantant pour celui qui meurt, dans une mer muée désormais en tombe.

La langue et la mémoire

Dans son discours imaginaire, Sapho convoque la mémoire, et la puissance de vie. « Mourez dans la métaphore, non dans la réalité. Laissez la langue vous enterrer dans ses attributs, mais ne mourez pas et ne vous laissez pas mettre en terre. »
La fonction du poète réside dans l’engagement. Il est soumis à un devoir de mémoire. Il est pour là pour raconter, mais aussi pour dire l’espoir. Un espoir porté par l’absence d’oubli, avec le souvenir des belles choses et des moments heureux. Un espoir qui s’entend dans les berceuses, même si elles expriment aussi l’horreur. « Dors / Dans l’imaginaire du peuplier, dans le ruisseau du verger / Dans la lueur argentée de la lune / Dans la pluie. » dit la mère à l’enfant, qui conclut son chant en lui demandant de guetter l’étoile d’un temps nouveau, comme une métaphore messianique. Ces mélodies tragiques mêlent à la douceur de l’évocation la douleur du présent.
Les merveilleux textes de Nouri Al-Jarrah introduisent le lyrisme au sein de l’épique. De nombreux poèmes sont écrits à la première personne, donnant l’impression qu’auteur et narrateur se confondent. Les métaphores traduisent l’inexorable déchirement du pays comme celui du poète : « Une barque en papier a fendu l’air de la nuit / Chaque rire audible ici / Sur le pont / Où le destin a déchiré son abîme avec une hache en diamant / Est le rire de l’été. » Devant ce spectacle l’auteur, qui traduit son impuissance par une série de phrase négative déclare : « J’étais une statue de plâtre et la lumière a fissuré l’abîme de mes yeux. » Le dormeur fait songer à celui de Rimbaud, du poème éponyme, mais renvoie aussi à l’auteur : « je suis l’écrivain endormi /il leur ressemblait / il était mort / Comme la fleur dans la main ».

Mythique, cosmique, la poésie de Nouri Al-Jarrah touche profondément. Écho d’un pays en proie à la guerre civile, mais aussi aux convulsions de l’histoire et de la légende, ses poèmes convoquent tout un imaginaire méditerranéen, qui renvoie aux premiers récits de l’humanité. L’auteur, qui écrit « Contre les Pléiades j’ai posé une échelle de souffles saccadés » offre au lecteur son regard, sa vision, autre que ceux de l’actualité.
Un livre sublime, à lire et à relire, où le mystère de la poésie côtoie l’engagement de l’écrivain, où le souffle lyrique emprunte la voie de l’épopée. Un florilège aux accents de chef-d’œuvre.

Image de Chroniqueuse : Marion Poirson -Dechonne

Chroniqueuse : Marion Poirson -Dechonne

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