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C’est l’histoire d’un homme qui, le jour de l’enterrement d’une amie chère, très jeune femme écrivaine qui venait de publier son premier roman, est invité à dire quelques mots, comme il est d’usage en pareilles circonstances. Parce qu’elle était une grande vivante, qu’il associait son charme et sa vivacité aux paysages marocains de son enfance, il choisit un passage des évangiles, un passage qui naturellement et significativement s’impose à lui : “Une fois descendus sur le rivage ils ont vu qu’il y avait un feu de braise avec, dessus, du poisson et du pain. Jésus leur dit : Apportez de ces poissons que vous venez de prendre. Venez déjeuner” (Jean XXI, 9-12). Esclandre ! “Bondieuserie” s’insurge-t-on dans la petite assemblée réunie autour de la défunte. Puisque rien de religieux n’avait été prévu pour la cérémonie, pourquoi aller convoquer ces vieilles rengaines, ce désuet ? L’homme en question est psychanalyste et professeur de psychopathologue à Paris XIII. Il a publié quelques livres exigeants qui cherchent à tisser des liens entre les religions du Livre et entre celles-ci et la vie intellectuelle contemporaine – ces chiens de faïence. Il est évidemment aussi l’auteur du “Témoin des écritures”, et donc ce témoin qui, lors de l’enterrement, fait vibrer la parole de l’évangéliste et qui maintenant questionne, surpris ou blessé, la signification et la puissance du rejet : “La stupeur de l’assistance devant ce blasphème à l’encontre du sacré athée, à une époque où la religion n’était plus admise comme une expression intellectuelle de plein droit, vous ne l’avez pas oubliée.”

Impossible oubli ravivé par la confidence d’une amie de la défunte, juive venue d’Égypte, celle de n’avoir pas “osé” lire le kaddish, la prière des endeuillés, pour témoigner de sa peine. Oui. Pourquoi n’osons-nous plus ? De quoi avons-nous honte qui nous empêcherait de donner à ces textes une possible postérité dans notre monde désenchanté ? Comment ne pourraient-ils pas traverser l’épaisseur de cette nuit, eux qui ont été enfantés par elle ?

Et si la religion n’est plus adaptée au métabolisme contemporain, si elle a pris la tessiture d’un mauvais gluten inassimilable, comment pourrait-on se priver en revanche de dialoguer avec celui que Hirt désigne, reprenant la belle formule de Mallarmé à l’endroit de la geste rimbaldienne, comme le “passant considérable”, celui qui, “aperçu dans l’enfance, abandonné, détesté ou admiré mais jamais oublié, accompagne les faits et gestes de votre existence, en clandestin.” “Témoin des écritures” est une profonde et éblouissante introspection à l’endroit où en nous, quelles que soient les saisons de l’histoire, se forgent nos plus puissantes fidélités à ce que nous sommes. Jésus démange notre athéisme parce qu’il vient à la rencontre de ceux qui ne le cherchent pas, parce “qu’il comble sans exiger un retour”. La force de l’analyse de Hirt que nourrissent sa pratique des textes et son exceptionnelle érudition, est de replacer Jésus au sein de cette trinité des “hérauts de l’Un” – “Moïse, l’assassin d’un Égyptien, Jésus, le hors-la-loi, Muhammad, le pillard de caravanes” – et de montrer à quel point le dialogue avec eux ne saurait cesser.

Deux climax dans ce livre.

  • La rencontre de Freud avec la statue de Moïse dans la basilique San Pietro in Vincoli à Rome à propos de laquelle l’auteur de “L’Homme Moïse et la religion monothéiste”, son dernier livre, posent l’hypothèse que “la puissante masse corporelle et la musculature débordante de vigueur du personnage ne sont utilisées que comme moyen d’expression physique de la plus haute prouesse psychique qui soit à la portée d’un humain : l’étouffement de sa propre passion au profit et au nom d’une mission à laquelle on s’est consacré.”
  • L’évocation de des deux grandes figures contemporaines de l’incandescence chrétienne que sont Christian de Chergé assassiné avec six autres de ses frères à Tibhirine le 21 mai 1996 et Paolo Dall’Oglio enlevé à Raqqa le 27 juillet 2013 par l’État islamique : “Eux n’ont été que ces ouvriers du désir divin œuvrant pour que les chrétiens écoutent la Parole partout où elle est consignée, dans la Torah, les Évangiles et le Coran, comme Jésus le confirme à l’envi dans son dialogue avec Allâh : “Je ne leur ai dit que ce que tu m’as ordonné de dire : “Adorez Dieu, mon Seigneur et votre Seigneur”. (Coran V. 117).

Jean-Philippe de TONNAC
articles@marenostrum.pm

Hirt, Jean-Michel, “Le témoin des écritures : ode au Nazaréen”, Actes Sud, “Le souffle de l’esprit”, 05/05/2021, 15,00€

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