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Est-ce parce que la Turquie est « cliopathe » – à savoir malade d’histoire – comme il l’évoquait dans sa leçon inaugurale au Collège de France en 2017, qu’Edhem Eldem s’est lancé dans une vaste investigation sur la notoriété de l’Alhambra lors de sa redécouverte au XIXe siècle ? La réponse ne fait aucun doute, tellement ce professeur à l’université turque de Bogaziçi et spécialiste du passé ottoman est féru d’historicité.
Aussi curieux que cela paraisse, il fallut attendre la première moitié du 19° siècle pour que l’on commence à réellement s’intéresser à ce fleuron artistique andalou. Et plus étonnant encore, c’est par le biais d’une photographie dont lui demanda d’en identifier le contexte que le membre du Collège de France entreprit de fouiller le sujet. Aucune équivoque à cet égard. Ce Khalil Djawad, membre d’une célèbre famille palestinienne posait bien en 1912 dans un appartement du palais de l’Alhambra, et c’est à partir de ce document que l’auteur s’ingénia à en remonter le temps. Car ce n’est qu’à partir des premières décennies du dix-neuvième, que l’ensemble palatial fondé pourtant quatre cents ans auparavant, avait commencé à faire rêver. Français, Anglais et Espagnols, essentiellement, tel qu’en atteste le premier des trois grands chapitres du livre intitulé Occident.
Que ce soit par désir architectural ou artistique, maints personnages allaient s’inspirer de la beauté des fresques ou des faïences pour s’inspirer de cette iconographie andalouse dans la réalisation de leurs œuvres. Comme le Parthénon était à leurs yeux, le miracle du génie de la Grèce, ils qualifieront l’Alhambra de chef-d’œuvre de l’architecture arabe.
S’attachant à percer les beautés de ce monument dans ses moindres recoins, sculpteurs et dessinateurs allaient en multiplier les copies à l’image du célèbre Patio de los Leones décliné aussi bien pour la fontaine du boulevard de Bondi à Paris que dans la cour du château florentin de Sammezzano en Italie.
Un rayonnement européen qui n’allait d’ailleurs pas se limiter au seul volet artistique. La littérature aussi en tira profit grâce à l’implication d’écrivains soucieux de réhabiliter l’héritage islamique. Tel ce passage de l’américain Washington Irving dans ces Contes de Grenade. « Ainsi est l’Alhambra. Un bâtiment musulman au milieu d’une terre chrétienne ; un palais oriental au sein des édifices gothiques de l’Occident ; l’élégant souvenir d’un peuple plein de courage, d’intelligence et de grâce qui conquit, régna, puis s’évanouit. » Chateaubriand qui trouvera ici matière à ses Aventures du dernier Abencérage comme Victor Hugo dans ses poèmes, évoqueront tour à tour ces couleurs orientales et mauresques, mais c’est Théophile Gautier qui s’en imprégnera le mieux. Dans son Voyage en Espagne, il voit dans cette partie de l’Andalousie un prolongement de l’Afrique à dominante orientale. « Ce qu’il faut à l’Espagne du midi en déduira-t-il, c’est la civilisation africaine et non la civilisation européenne qui n’est pas en rapport avec l’ardeur du climat et des passions qu’il inspire. »
Cela pour l’influence des visiteurs du Vieux Continent. Mais l’Alhambra suscitera autant d’attrait auprès des voyageurs du Maghreb et de l’Orient qui constituent les deux autres chapitres de l’ouvrage.
Si l’Alhambra avait été autant source d’attrait pour l’Occident, comment eût-il pu en être autrement de l’Orient et, plus particulièrement du monde musulman qui était un élément majeur de l’héritage ? C’est l’amer constat qu’en fit l’ambassadeur marocain du roi Mohammed III, lorsqu’à l’issue d’une visite aux principaux sites andalous, Cordoue et Grenade, il écrivit : « Tout cela, œuvre de musulmans, réveilla en nos cœurs une pénible douleur qui saisit tout notre être. Eh ! Comment échapper à cette impression de tristesse, lorsque nous nous rappelions cette population musulmane qui habita longtemps dans ces murs. »
Au gré du passage de divers dignitaires, d’autres remarques se feront cependant plus acerbes. Si elles vantaient la majesté du lieu, elles condamnaient fortement les premiers arabes qui l’avaient livré à l’ennemi. « Bien étranges ces occupants qui avaient abandonné ce château pour avoir la vie sauve. Il eût été préférable qu’ils périssent jusqu’au dernier », commentera un diplomate algérien.
Ce que confortait un chroniqueur espagnol en rapportant les propos de l’ambassadeur Al-Soussi en 1877, qui, vivement ému par la découverte de La cour des Lions, se couvrit le visage, versa quelques larmes et déclara : « Il paraît impossible que ceux qui possédaient tout cela ne se fussent pas fait tuer avant de l’abandonner ! »
Relevant scrupuleusement les commentaires laissés par toute une cohorte de visiteurs, l’auteur avoue sa surprise quant à ceux exprimés par les plénipotentiaires d’Orient. Des Ottomans en majorité, Libanais, et Turcs qui à l’image de Fuad Efendi ou d’Edhem Pacha, s’attachèrent à plébisciter les trésors artistiques de cet Alhambra « non avec des sentiments de fanatisme dépité et aigri mais avec un esprit d’érudition vantant les louanges de cette opulente et glorieuse civilisation islamique. »
Bref toute une multiplicité de regards croisés, dûment répertoriés et complétés par une riche iconographie et une longue série d’annotations qui font de ce récapitulatif de l’Alhambra un document en tout point fascinant…

Eldem, Edhem, « L’Alhambra : à la croisée des histoires », Les Belles lettres, 06/05/2021, 21,50€

Michel BOLASSELL
articles@marenostrum.pm

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