Au début des années 1990, pour des milliers de mineurs du Nord-Pas-de-Calais, c’est la fin d’une époque. Les mines ferment leurs portes. Ceux que l’on surnomme les « gueules noires » n’auront plus à s’enfoncer dans la nuit suffocante de la Terre pour en arracher péniblement le charbon, au prix de leur santé et parfois de leur vie. Depuis « Germinal », peu de choses ont changé. Mais la main-d’œuvre se recrute désormais de l’autre côté de la Méditerranée. Le père de la narratrice est Marocain. On les a fait venir, lui et trois mille autres hommes, comme on engagerait des mercenaires. La France souhaite exploiter leur force de travail, mais ne veut pas qu’ils s’intègrent :
Surtout pas parler français. On était là comme un point-virgule, pour faire la transition. Je devais faire attention qu’on ne me prenne pas en flagrant délit de connaître un peu la langue. On ne veut que des bras. Qu’on peut vite renvoyer.
C’est l’histoire méconnue de ces travailleurs temporaires au statut mal défini que Samira El Ayachi nous propose de découvrir. Elle a exhumé des lettres et des notes de service relatives à ces ouvriers nord-africains, considérés avec paternalisme et condescendance par les autorités minières. À partir de ces archives, reproduites pour certaines en fac-similé, l’autrice a tissé un roman percutant, engagé mais jamais misérabiliste.
Réunis par la politique de regroupement familial, la femme et les enfants de Mohammed Katib assistent sans bien comprendre à cette fin programmée de l’âge de la houille. Le roman adopte le point de vue d’Hannah, qui n’est encore qu’une enfant au moment où son père part chaque jour travailler à la mine. La fillette évoque la vie dans la petite maison en brique des corons : la promiscuité, l’unique table de la salle à manger où la soupière doit se faire une place au milieu des livres et des cahiers. La réussite scolaire ne se marchande pas : « Faut bien travailler à l’école si tu veux pas finir comme nous » serine le père. Et la petite Hannah se prend de passion pour les livres et la langue française, tout en ayant pour la télévision cette fascination des classes populaires qui y voient une fenêtre ouverte sur un monde meilleur, mirifique, fait d’étoiles de paillettes.
Avec ses camarades mineurs, le père se syndique et se met en grève. Un jour, la police fait une descente à la maison. Avec sa candeur enfantine, la jeune Hannah, regarde et s’interroge :
Pourquoi des gens luttent-ils de toutes leurs forces pour ce qui les rend si vieux et si moches avant l’heure ? Pourquoi des gens sont en pleurs pour ce bâtiment, cet amas de briques et de tôles, qui leur prend tout leur jus ? Jamais je ne comprends. Je trouve que la vie des adultes, en dehors de la télé est trop bizarre.
Devenue adulte, la narratrice a gardé de son enfance un manque de confiance qui la fait souffrir de ce qu’on nomme le syndrome de l’imposteur. Entre-temps elle a découvert Bourdieu et le déterminisme social. Pour atteindre ses objectifs, comme le concours de professeur de lettres, il lui faut vaincre ses propres barrières mentales. Mais une fois en exercice, rien n’est simple pour autant. Confrontée à des règles imposées qu’elle refuse d’appliquer, c’est l’esprit de révolte de son père qui resurgit. Quand les policiers viennent l’arrêter dans sa salle de classe, au début du roman, c’est à lui qu’elle pense. Interrogée dans le commissariat, elle laisse émerger ses souvenirs, pour justifier le geste qui lui a valu d’être placée en garde à vue. Sa parole est tantôt analytique, tantôt lyrique dans de beaux passages en vers libres où sa voix rejoint celle de son père.
Après « Les femmes sont occupées » (L’aube, 2019), Samira El Ayachi confirme son sens aigu de l’observation de notre société et de ses injustices. Mais chez elle, le roman social traditionnel se double d’une dimension poétique qui en fait tout le charme et l’originalité.
Jean-Philippe GUIRADO
articles@marenostrum.pm
El Ayachi, Samira, “Le ventre des hommes”, L’Aube, 02/09/2021, 1 vol. (352 p.), 22 €
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