Pourquoi cette chronique consacrée à un livre déjà un peu ancien (octobre 2019) ? Je peux apporter deux réponses à cette question :
La première réside dans le désir de Mare Nostrum de rendre hommage à Alain Rey, décédé le 28 octobre 2020 à l’âge de 92 ans. Un simple coup d’œil sur Internet fera découvrir à ceux qui ne le connaîtraient pas le grand linguiste qu’il fut toute sa vie et jusqu’à sa mort : l’un des artisans du Robert, l’un des vulgarisateurs des charmes et des mystères de la langue française, à travers des émissions de radio, des conférences, une participation active au « Magazine Littéraire »… Bref, un homme de lettres accompli. Et un honnête homme aussi, au sens que donnait le Siècle des lumières à cette expression. Son introduction au « Voyage des mots » exprime nettement cette qualité : « nous avons voulu écrire un livre qui montre que la langue française est un espace d’accueil et contribuer ainsi modestement au combat contre les extrémismes, qu’ils soient politiques ou religieux, à œuvrer pour toutes réconciliations. »
La deuxième raison, plus essentielle encore, est que Mare Nostrum, dont vous connaissez « la profession de foi » exprimée par sa Présidente Eliane Bedu dans le Manifeste de l’Association, ne pouvait pas passer à côté d’un livre qui, de manière presque littérale, relie les rives septentrionales, méridionales et orientales de la Méditerranée. À travers ce « voyage des mots », se dessinent en effet un destin commun et une culture fusionnelle, malgré les querelles et les dissensions d’une longue histoire souvent conflictuelle. Et puis apparaissent aussi dans ce livre des racines communes qui vont bien au-delà de la simple construction des langues concernées : arabe, persan, turc et pour finir français et langues européennes.
En utilisant les mots d’Alain Rey, je vais maintenant tenter de justifier ce propos.
Et puisque j’évoquais les aspects guerriers de notre histoire commune, commençons par eux. Combien d’alezans à la robe aubère, élevés dans de prestigieux haras ont-ils déferlé en effet au cours des siècles vers l’Occident chrétien ? Cravache à la main, leurs cavaliers répondant à l’appel du djihad les ont poussés jusqu’à Poitiers par le sud, Vienne par l’est, décochant les flèches tirées de leurs carquois. Ils ont ainsi mené maintes algarades, barouds et autres razzias, ne reculant devant aucun risque, et ils ont bien failli submerger la chrétienté. Notre langue en a gardé la mémoire : tous les mots en rouge qui précèdent ont une origine arabe, persane ou turque. Et ces guerriers étaient d’autant plus motivés qu’ils savaient pouvoir remplir leurs harems d’odalisques occidentales, en attendant les houris du paradis d’Allah ; et entasser dans leurs geôles et leurs galetas des milliers d’esclaves « roumis. » On le voit, le langage guerrier d’origine arabe est toujours très présent dans nos dictionnaires.
Mais fort heureusement, il ne représente qu’une faible part de tous les autres apports de ces langues arabe, persane et turque à notre langage. Dans les domaines des mathématiques, de l’alchimie et de la chimie, du commerce et des échanges ces langues nous ont en effet aussi légué non seulement des mots mais également des concepts essentiels. Pour ne parler que du commerce : magasin, caravane, trafic, douane, par exemple.
Quant aux mots de la vie quotidienne, animaux, végétaux, pierres précieuses, vêtements, aliments, boissons… Il y en a tant que l’on en vient à se demander si les barbares n’étaient pas les « francs », beaucoup plus que les féroces Sarrasins ! Prenez le chapitre des vêtements par exemple : chemise, gilet, jupe, caban, casaque, pyjama nous viennent d’Orient. Quant aux fleurs, les persans ont été particulièrement inventifs : tulipe, lilas, jasmin, nénuphar (pendant très longtemps le mot s’est écrit en français comme en indien / persan « nénufar ». C’est « l’hellénomanie » du 19e siècle qui a décidé d’en faire « nénuphar »).
Et puis je le disais plus haut, je trouve fascinant que des mots originaires du monde avestique (magie) du sanskrit (laque), du swahili (safari), du chinois (satin), du malais (sarbacane) etc. soient passés de ces langues vers l’arabe puis de l’arabe vers nous. Alain Rey a raison : par-delà toutes les différences et toutes les dissensions, il n’existe bel et bien qu’une seule grande famille humaine, avec les mêmes questions, appréhensions, doutes et certitudes, parfois donc avec les mêmes mots, sous toutes les latitudes, à toutes les époques. De ce point de vue, son livre est vraiment un « petit traité de tolérance. »
Et si l’on veut bien considérer ces quelques chiffres simples, on comprend l’importance de l’arabe dans notre parler vernaculaire :
- La langue française compte environ 60 000 mots.
- Dans le meilleur des cas, seuls une dizaine de milliers sont utilisés. (Le Français en connaît environ 3000, qu’il utilise couramment.)
Notre langue compte environ 500 mots d’origine arabe, turque ou persane, mais il se trouve qu’ils sont presque tous dans le langage courant, ce qui fait de l’arabe la troisième source d’emprunts de notre langue, après l’anglais et l’italien.
Un mot enfin des calligraphies de Lassaâd Metoui. Elles illuminent le livre, un peu à la manière dont les moines copistes occidentaux enluminaient les livres et les antiphonaires auxquels ils consacraient parfois leur vie entière, faisant ainsi du Voyage des mots un ouvrage d’art autant que de linguistique.
Mais je crains de vous lasser. Je vais donc maintenant « laisser pisser le mérinos« , expression que l’on doit à l’incident suivant : on offrit un jour à Louis XVI un splendide spécimen de ce mouton de la tribu des Beni-Marin (qui a donné au Maroc l’une de ses plus grandes dynasties, les Mérinides) et ce mouton, qui devait préférer les babouches aux escarpins, commit un crime de lèse-majesté! Décidément, l’histoire des relations entre l’Orient arabe et l’Occident n’a pas toujours été un long fleuve tranquille…
Guillaume SANCHEZ
contact@marenostrum.pm
Rey, Alain, « Le voyage des mots : de l’Orient arabe et persan vers la langue française », Guy Trédaniel, 08/10/2019, 1 vol. (446 p.) 29,90€
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