Un mince volume, mais onze petits textes dont on peut dire de chacun qu’il est unique et insolite.
Nabil Naoum, cairote d’origine, écrivain arabophone, vit à Paris depuis assez longtemps pour pouvoir poser sur cette ville le regard acéré de l’ingénieur qu’il fut, profession qu’il exerça dix ans à New York, mais aussi celui du fin critique d’art arabe et contemporain qu’il est devenu.
À la lecture de la table des matières de ce petit fascicule de nouvelles, six sur onze sont regroupées sous le vocable « Les églises de Paris ».
La jolie couverture, tout en nuances de bleu, reprend d’ailleurs un tableau de Jean Dufy intitulé « L’île de la cité » et met en valeur Notre-Dame de Paris encore intacte avant le ravageur incendie du 15 avril 2019.
Mais, pris individuellement, chaque titre semble annoncer un conte ou tout au moins garantir un effet de surprise au lecteur.
Qu’elles soient racontées à la première ou à la troisième personne, la plupart des nouvelles du recueil évoque une rencontre entre un homme et une femme. L’église mentionnée semble être le catalyseur favorisant cette rencontre.
Elle en sera parfois le cadre. « Saint-Paul » est certes, le lieu où René retrouve les souvenirs teintés de sensualité de son apprentissage du violon en entrevoyant l’opulente poitrine d’une Croate, professeur de violoncelle. Dans « Saint-Eustache », le narrateur, las d’aventures passagères, et en recherche d’une relation amoureuse stable, voit sa prière exaucée, aspiré par le désir d’une femme dotée d’une hypersexualité qui se présente et s’offre comme la Sulamite du « Cantique des Cantiques », la bien-aimée du couple, sensuelle et érotique.
Dans les autres nouvelles, l’église devient l’élément du décor, même si le narrateur s’attache à nous en rappeler l’originalité ou la beauté formelle.
Nonobstant, « Saint-Nicolas » n’a pas droit à la moindre caractéristique, comme si le seul nom d’une église traditionaliste suffisait à créer une atmosphère conventionnelle et conservatrice.
Mis à part « Les reliques de Saint Médard », texte très particulier qu’on classerait plutôt dans la catégorie contes, tant il est marqué par l’intervention du merveilleux chrétien et la crainte d’Iblis (Lucifer dans la tradition islamique) et qui trouve sa conclusion dans le renoncement du prêtre à toute oraison vengeresse, toutes les nouvelles ont une fin ouverte. Un sentiment complexe envahit le lecteur tant les situations paraissent insolites et les prolongements envisageables multiples.
Femmes toujours présentes mais plutôt objet que sujet… Victimes de voyeurisme dans la première nouvelle, de convoitise dans d’autres, de violences physiques et de viol dans « L’Accord », d’un marchandage dans « Promenade au crépuscule », d’un prédateur sexuel.
Pour autant, les hommes sont-ils acteurs de leur propre vie ? À voir le nombre d’interrogations directes ou indirectes dans les différents textes, on les perçoit plutôt incertains, en attente, entravés par leurs manques ou leurs inquiétudes, prisonniers d’un passé ou d’un fantasme, portés par le destin plutôt que par leurs choix.
Et c’est peut-être dans le titre retenu pour le recueil que nous pouvons chercher une ébauche d’explication.
Si « L’Éclipse » décrit bien ce phénomène apparent et temporaire qui se produit lorsque la lune s’interpose entre la terre et le soleil, inondant le quartier de sa lueur bleue, elle n’est pas le sujet des nouvelles. C’est d’une séparation qu’il s’agit, ou tout au moins du souvenir blessé de celle-ci et de possibles retrouvailles.
La polysémie du mot permet alors d’autres interprétations et confère une unité au recueil.
Au sens figuré, elle désigne la disparition furtive et volontaire d’un proche ; ainsi s’éclipse toujours au dernier moment la jeune fille convoitée par le quinquagénaire Michel de Camp dans « Saint-Nicolas ».
Elle aura pour synonyme l’absence. Ce thème est récurrent dans la plupart des textes : l’éloignement de l’être aimé ou convoité, femmes en général mais aussi Mourad pour Sandy dans « Le Chat profondément endormi ».
Dans le domaine médical, on parle « d’éclipse mentale » lorsqu’on perd le contrôle de sa pensée et même de « folie à éclipses » quand des troubles mentaux altèrent la raison dans des épisodes plus ou moins longs comme semble les subir le narrateur dans « Le Fer de la terre ». Il exprime d’ailleurs dans la phrase finale son retour à une forme d’apaisement : « C’est alors que toutes mes facultés d’attention me revinrent. »
Dès lors, on peut se poser la question concernant l’ultime texte du recueil, « La Tentative ». Sommes-nous dans un épisode de conte oriental où la femme sublimée est inaccessible ? Ou dans l’expression d’un trouble mental ?
Nous opterons pour la première solution en ce qui nous concerne, elle nous paraît plus poétique !
Les personnages se meuvent dans un univers réaliste et concret : un appartement, un café, un train, une boutique, un simple canapé… Jamais avare de détails concrets, évoquant l’odeur des chats comme les chemisiers cintrés de Sofia, le bandeau qui entoure un front ou la forme d’un postérieur…
L’écriture de Nabil Naoum, finement traduite par Luc Barbulesco, entretient le doute par des situations échappant à toute rationalité, navigant entre la cocasserie des toutes premières pages et le ton fiévreux des dernières, mais laissant au lecteur toute liberté d’interprétations voire de prolongements…
Belle écriture, celle de tous les possibles !
Christiane SISTAC
contact@marenostrum.pm
Naoum, Nabil, « L’Éclipse : et autres nouvelles », traduites de l’arabe (Égypte) par Luc Barbulesco, « Sindbad », « Bibliothèque arabe », 02/09/2020, 1 vol. (92 p.), 13,80€.
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